Des chiffres et des lettres
En 1989, je rentre en force chez Denoël : trois livres coup sur coup. « Et Rose elle a vécu », d’abord, puis, l’année suivante, « Amazonie-sur-Seine » et « Le Corridor » — chacun sous un nom différent.
Quelle étrange lubie, me direz-vous. Ne serait-ce pas une forme de sabordage ? Sans aucun doute, mais je n’y suis pour rien. C’est le résultat d’un malencontreux concours de circonstances, doublé de mon incapacité à taper du poing sur la table...
Après la parution de mon premier roman, signé Gudule, Jacques Chambon, directeur de la collection « Présence du fantastique » me fait la morale. Ce pseudo ridicule risque de nuire à ma carrière, affirme-t-il. Si je veux que « Le Corridor » ait un minimum de succès, il lui faut un vrai nom d’auteur. Après moult discussions, nous optons pour Anne Duguël, qui, tout en étant un anagramme de Gudule, a un petit côté celte bien adapté au fantastique.
Cette décision prise, reste à savoir comment je dois signer « Amazonie-sur-Seine ». L’éditrice de littérature générale fait chorus avec Jacques, les représentants également. Devant le nombre, je m’incline. Exit Gudule, je serai désormais Anne Duguël à temps plein— dans mes livres pour adultes, du moins.
Et c’est là que les choses se corsent. Amazonie sort sous le nom de... Anne Guduel.
D’où est venue l’erreur ? D’une incompréhension (voire d’un désaccord) entre les deux directeurs de collection ? D’une interprétation erronée de l’éditrice ? De l’incompétence du maquettiste ? Je ne le saurai jamais, tout le monde se rejette la faute.
Hors de moi, je proteste : on ne peut pas laisser ça comme ça, il faut refaire la couverture ! Par la voie hiérarchique, mes desiderata remontent jusqu’au PDG qui refuse tout net. Ça coûterait trop cher. Pas question qu’on pilonne trois mille exemplaires pour les beaux yeux d’une inconnue ; les livres seront vendus tels quel, un point c’est tout.
— Si vous le souhaitez, il est encore temps de mettre le même nom sur le « Corridor » qui vient de partir à l’imprimerie, concède-t-il cependant. Duguël ou Guduel, qu’est-ce que ça change pour vous ? De toute façon, c’est un pseudo...
Perso, je n’ai rien contre, mais Jacques Chambon s’y oppose formellement. Il ne veut pas sacrifier son joli nom celtique à une stupide coquille. Les deux ouvrages sortent donc à un mois d’intervalle, l’un signé Anne Guduel et l’autre Anne Duguël.
Pour rattraper le coup (et ne pas avoir l’air trop tarte), j’ai prétendu aux journalistes que c’était un choix délibéré.
— J’adore brouiller les pistes... D’ailleurs, je vous préviens : mon prochain roman sera signé Anne Luduge !
Ça les a fait marrer mais n’a pas empêché « Amazonie-sur-Seine » de se rétamer la gueule. Les libraires, ne le trouvant ni à « Gudule » ni à « Duguël » dans leurs listings informatiques, affirmèrent aux clients venus le commander qu’il était épuisé...