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22 janvier 2014 3 22 /01 /janvier /2014 09:27

 

 

                                   SUR DES CHARBONS ARDENTS

 

Neuf heures. Amir émerge, retire ses boules Quiès. (« Autant que l'un de nous deux passe des nuits correctes », a-t-il dit à Rose, en inaugurant cette nouvelle "stratégie du silence" qu'il pratiquera, toute sa vie durant.) Rose a approuvé avec bienveillance : il vient de reprendre les concerts au Saint-Georges et se couche fort tard. Faut donc qu'il récupère. En plus, ça servirait à quoi qu'il dorme mal ? Il ne peut tout de même pas donner le sein à sa place !

— Omane est à la clinique, lui annonce-t-elle.

Il bondit :

— Depuis quand ?

Cette nuit.

Ça devrait être fini, alors.

— Pas sûr. Pour un premier enfant, c'est quelquefois très long. Moi, avec Grégoire, j'ai mis une vingtaine d'heures.

         — Vingt heures ? s'effare Amir. Vingt heures à souffrir le martyre ?

Flattée, Rose sourit.

Ce n'était pas le pire.

Ah ? C'était quoi, alors ?

Tu n'étais pas près de moi.

 

                                                *

 

La matinée se passe à guetter le retour de Rachad.

— Qu'est-ce qu'il fiche, bon sang, qu'est-ce qu'il fiche ? s'énerve Amir.

Si on téléphonait ? suggère Rose.

Bonne idée, tu as le numéro de la clinique ?

 Sur la facture, dans le tiroir du buffet.

Il appelle, tandis qu'elle prépare le déjeuner de Grégoire. Parlemente quelques minutes. Puis revient, l'air préoccupé.

Les choses ne se passent pas très bien, apparemment.

Comment ça, pas très bien ?

— La standardiste ne m'a pas donné de détails, mais j'ai bien senti qu'il y avait un problème.

Il se mord les lèvres.

On devrait peut-être y aller ?

—Avec les deux petits ? Ce ne serait pas raisonnable… Non, vas-y, toi, et avertis-moi dès que tu en sauras plus.

 

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21 janvier 2014 2 21 /01 /janvier /2014 08:10

 

 

                    DERNIÈRE SEMAINE AVANT LA FIN DU MONDE

 

Omane, en revanche, est attirée par le bébé comme les mouches par le miel. Son instinct maternel exacerbé trouve en lui un objet à sa (dé)mesure. Forte de sa précédente expérience, Rose lui apprend comment plier un lange, nettoyer le nombril à l'alcool, donner à téter, faire roter. Omane, qui absorbe avec ravissement ces rudiments de puériculture, fait montre, dans les travaux pratiques, d'une bonne-volonté sans limite, et s'avère, finalement, aussi douée que Rose, sinon plus. De sorte que cette dernière, qui passe la majeure partie de son temps allongée, lui délègue bientôt les soins du bébé — car d'elle, elle n'est pas jalouse. Grégoire en profite pour cajoler sa mère à outrance, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. 

 

                                     

 

Ce bonheur bascule huit jours plus tard. Dans la nuit du 11 au 12 janvier, très exactement.

 

 

                                                     *

 

                                           

 

Deux heures du matin. Un coup de klaxon fait sursauter Rose qui allaite Olivier. Elle se lève, se penche à la fenêtre.

— On va à la clinique ! lui crie Rachad par la portière ouverte.

Ah, enfin... Tu nous tiens au courant ?

Évidemment !

La voiture démarre. Rose, le cœur battant, écoute le bruit du moteur décroître dans le lointain. Puis les rues de Zouk retrouvent leur calme, et elle  n'entend plus, dans l'obscurité, que l'inlassable chuchotement de la morne pluie d'hiver.

— Dans quelques heures, tu auras un cousin, promet-elle à Olivier.

 

En fait, ce sera une cousine.

Nadège.

Une pauvre petite cousine qui n'aura pas eu de chance…

 

 

 

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20 janvier 2014 1 20 /01 /janvier /2014 03:42

 

 

                                                          RETOUR AU NID

 

Vu la tournure des événements, au bout du troisième jour, Rose décide :

— Je m'en vais. 

 Lorsque, par l'intermédiaire d'Amir, elle fait part de sa décision au médecin, celui-ci pousse les hauts cris :

— Jamais de la vie, c'est bien trop dangereux ! Vous risquez des complications.

Le temps réglementaire pour un accouchement est de dix jours. Or, dix jours dans une maternité = le prix d'un frigo. Celui de Rose et Amir n'étant plus de toute première jeunesse, ils envisageaient de le changer lorsque Rose est tombée enceinte. L'achat a donc été remis aux calendes grecques. Mais peut-être qu'en économisant une semaine de clinique…

Cet argument, ajouté au fait que Grégoire a besoin d'elle, emporte les dernière hésitations de Rose. D'autant que — mais ça, elle n'oserait jamais l'avouer, de peur de passer pour une mère abusive — elle déteste voir les infirmières tripoter Olivier. Il est à elle, à elle seule, ôtez vos sales pattes de mon bébé, mesdemoiselles, ou je griffe. 

Trois bonne raisons de rentrer au plus vite à Zouk. Sans compter que l'accouchement d'Omane peut se déclencher d'une minute à l'autre, et Rose tient à être présente pour la soutenir.

Elle signe donc une décharge, et, le 4 janvier au matin, embarque dans la Volvo avec armes et bagages, sous le regard désapprobateur du personnel hospitalier.

— Tu vas découvrir ta maison, dit-elle au nourrisson qui dort dans son couffin.

Cette perspective lui noue la gorge d'émotion. Et que dire de la "présentation" d'Olivier à son frère ! Grégoire étant, par crainte de la contagion, persona non grata à la maternité, n'a pas encore vu le nouveau-né. Mais sa tante l'y a préparé, ça oui ! Il est donc follement impatient d'admirer la merveille, dont il s'est fait, sans doute, un portrait erroné.

D'où sa déception.

Il espérait un compagnon de jeu et se trouve en face d'une sorte de gnome braillard, qu'il n'a pas le droit de toucher et qui lui pique sa mère. Mettez-vous à sa place. 

— Il est beau, hein ! s'extasie Rose.

— Nan, répond Grégoire.                                        

Et il retourne à ses petites autos, l'œil mauvais.

 

 

 

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19 janvier 2014 7 19 /01 /janvier /2014 08:46

 

 

                                      LE BAISER AU POMPISTE

 

Une demi-heure plus tard, laissant femme et enfant endormis l'un contre l'autre, Amir s'en retourne à Zouk, annoncer la nouvelle au reste de la famille. Mais il est si heureux qu'en chemin, une envie impérieuse de partager sa joie le saisit. Or; il pleut des cordes et les rues de Jounieh sont désertes.

Soudain, une lueur attire son attention. Celle d'une pompe à essence. Il s'y arrête, klaxonne.

— Je suis papa ! annonce-t-il au pompiste, qui sort de sa guérite en bâillant.

Et il lui saute au cou avant de redémarrer en trombe.

 

 

                                               *

 

Lorsqu'Amir arrive chez lui, Rachad et Omane sont toujours debout.

— Alors ? s'écrient-ils d'une seule voix. 

            — C'est un garçon. Il est magnifique !

         Embrassades, congratulations. Omane essuie une larme.

            — Tu as un petit frère, chuchote-t-elle à son neveu qu'elle trimballe, depuis des heures, sur ses bras.

         Indifférent à l'heureux événement, Grégoire cache sa tête entre les puissantes mamelles.

— Qu'est-ce qui lui prend ? s'étonne Amir

            — Je ne sais pas, il est comme ça depuis votre départ.

C'est du dalaa*.

— Je ne crois pas. Je le trouve très chaud. Sens son front, toi qui as l'habitude.

— Tu as raison, il est brûlant. Eh bien, bichon, qu'est-ce qui t'arrive ? Viens voir papa.

L'enfant change de bras.

Tu as mal quelque part ? Montre-moi.

Mutisme de Grégoire, décidément peu coopératif.

— Il faudrait peut-être prendre sa température, suggère Rachad. 

Je m'en occupe. Allez vite vous coucher.

Pour plus de sûreté, Amir installe Grégoire dans le lit conjugal, à la place laissée vacante par Rose. Et ne ferme pas l'œil de la nuit.

Au matin, il appelle le docteur. Qui diagnostique une rhino-pharyngite carabinée.

— On va se relayer à son chevet, décrète Omane. Va près de ta femme pendant que je m'occupe de lui, et dès que tu rentreras, nous irons la voir, nous.

 

 

 

                                                                                     * Dalaa : caprice

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18 janvier 2014 6 18 /01 /janvier /2014 08:42

 

 

                                                        ÇA Y EST ! (BIS)

 

À la clinique, une mauvaise surprise les attend : le vieux docteur Shaïm, qui a suivi Rose pendant sa grossesse, s'est cassé la jambe. Son remplaçant ne parle pas un mot de français, de sorte qu'Amir se voit dans l'obligation de jouer les interprètes.

—Le médecin veut t'ausculter, dit-il à Rose, en lui indiquant la table d'examen.

— Tu restes avec moi ?

— Non, il préfère pas. Je t'attends dans le couloir. Courage, mon amour !

Rose, désemparée :

— Mais… comment je vais comprendre ce qu'il me raconte, si tu t'en vas ?

Dans l'affolement, ses vagues notions d'arabe se sont évaporées ; elle se sent aussi perdue qu'un cosmonaute échoué sur une planète lointaine. Si c'était en son pouvoir, parole d'honneur, elle refuserait d'accoucher dans de telles conditions. Mais on ne retient pas un bébé contre son gré, et le sien, de toute évidence, est mûr pour le grand saut. Les contractions qui se succèdent à un rythme soutenu ne laissent aucun doute là-dessus.

— Je ne m'éloignerai pas, assure Amir qui n'en mène pas large. Si tu flippes, appelle-moi.

Il s'éclipse à regret. Avec un soupir fataliste, Rose se déculotte, se hisse sur la table, glisse ses pieds dans les étriers. Encore heureux qu'elle ait déjà pratiqué cet exercice, du temps de Grégoire ! Dans les circonstances présentes, rien ne lui semblerait pire que l'inexpérience.

Après un rapide contrôle, le médecin lance un ordre à une infirmière. Celle-ci acquiesce puis, débloquant la table sur roulettes,  la pousse vers la pièce voisine.

— Où m'emmenez-vous ? interroge Rose.

Dans la salle de travail.

(Ah ! elle comprend le français.)

— Mon mari peut m'accompagner ?

—  Certainement pas. Ce n'est pas la place d'un homme.

— Pourquoi ? Il n'a pas le droit de rester pendant mon accouchement ?

— Bien sûr que non. Imaginez le spectacle que vous risquez de lui offrir !

Euh…

Vous voulez le dégoûter de vous ?

Une contraction particulièrement violente diffère de quelques secondes la répartie — cinglante ! — de Rose, temps que met l'infirmière à profit pour la véhiculer là où elle doit aller. Lorsque, ayant repris son souffle, Rose est à nouveau en mesure de s'exprimer, elle se trouve sous le feu d'un projecteur chirurgical.

— Je veux mon mari, insiste-t-elle.

Haussement d'épaules irrité de l'infirmière.

— C'est une idée fixe, ma parole !

— En Belgique, les hommes tiennent toujours la main de leur femme pour l'aider à pousser. En plus, j'ai besoin de lui comme traducteur.

— Ça, je m'en chargerai.

Devant tant d'obstination, Rose sent la moutarde lui monter au nez. Une colère grandiose enfle en elle. Mais une vraie, hein. Vraie de vraie. Une putain de colère de tonnerre de Brest !

— Amiiiiiiir ! AMIIIIIIIIR ! beugle-t-elle, de toute la force de ses poumons.

— Docteur, vite ! hurle l'infirmière.

Le médecin se précipite, et arrive juste à temps pour recevoir l'enfant, éjecté par l'ire maternelle. Simultanément, Amir accourt, bouscule l'infirmière qui tente de s'interposer, et assiste en direct à l'expulsion de son fils.

C'est un très grand moment. Un moment d'émotion indicible. Amir embrasse Rose en pleurant, Rose murmure : « C'est un garçon ? Il a bien tout ?», et Olivier pousse son premier cri. 

Il est minuit pile.

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17 janvier 2014 5 17 /01 /janvier /2014 09:00

 

                                                             ÇA Y EST !

 

Noël ; toujours rien. Par le moindre petit Jésus à l'horizon. Mais le 31 décembre :

— Amir, je crois que ça y est, dit Rose en sortant des toilettes.

Il bondit.

— Tu es sûre ?

C'est bien d'elle, ça. En plein réveillon.  Après tout le mal qu'il s'est donné.  

La maison embaume le poulet rôti qu'il a lui-même fait cuire — une fois n'est pas coutume. Et sur la table de la salle-à-manger trône un petit mezzé*, modeste certes, cinq ou six plats, mais qui vaut le déplacement : wara-anab, hommos et taboulé*, préparés par Omane, labné* et plateau de fromages, dont il est l'auteur, plus des baclawas* ramenées par Rachad du « Jardin d'Alep », la meilleure pâtisserie de Beyrouth.

Rose, pour sa part, n'a pas fait grand-chose, à part dresser la table. Elle ne se sentait pas en forme. Et pour cause…

— Je viens de perdre les eaux.

Omane réagit au quart de tour.

— Qu'est-ce que tu attends ? houspille-t-elle son beau-frère. Emmène-la tout de suite à la clinique ! Tu ne sais pas que pour un second enfant, ça va très vite ? Elle risque d'accoucher dans la voiture.

L'effroyable perspective déclenche des réactions en chaîne. Amir grimpe quatre à quatre à l'étage, embarque la valise de sa femme, déjà prête depuis plusieurs jours. Rose embrasse son fils :  — « Tu seras bien sage avec tante Omane, n'est-ce pas, mon chéri » — , enfile son manteau, et lance un regard éperdu à sa belle-sœur :

— Ça ira, pour le petit ?

— Mais oui, ne t'inquiète pas. Allez file ! Et bonne chance !

— Encore merci, hein. Si je ne t'avais pas… 

Puis, aussi rapidement que le lui permet son état, elle monte à  l'arrière de la voiture (devant, c'est trop étroit pour son gros ventre),  et en route !

La dernière image qu'elle emporte de Zouk, c'est Rachad et Omane, serrés l'un contre l'autre sur le seuil de la porte, qui la regardent partir en frissonnant. Et Grégoire agrippé à la jupe de sa tante…

 

*Mezzé : ensemble de petits plats apéritifs

 *Wara-anab : feuilles de vignes farcies

 * Hommos : purée de pois chiche à la crème de sésame et au citron.

 *Labné : fromage blanc à l’huile d’olive

  *Baclawas, petits gâteaux de pâte feuilletée fourrés de pistache pilée et arrosés de miel.

 

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16 janvier 2014 4 16 /01 /janvier /2014 04:47

 

 

                                  

 

 

 

 

                                         LE RESCAPÉ

 

 

         La voix d'Amir résonne dans l'escalier : 

         — Rose, devine qui je t'amène !

Rose lève la tête de sa machine à écrire. Son projet ayant finalement été accepté, elle rédige l'édito du Coin des petits. Il s'agit maintenant que les envois suivent, et ce n'est pas gagné.

À elle d'être convaincante. De remporter l'adhésion du public par des arguments simples et joyeux. Pour la vingtième fois, elle relit son texte. Le trouve plat, ennuyeux, et même soporifique. Si elle espère créer le "réflexe-courrier" avec ça…

J'arriiiive !

Abandonnant à regret sa lamentable prose, elle repousse sa chaise et se dirige vers la porte.

Qu'elle ouvre.

Au moment exact où quelqu'un parvient sur le palier, de sorte qu'elle se retrouve nez à nez avec...

— Ricco !

Lui-même. Pas joli-joli mais néanmoins regardable. Cocard, minerve, sparadrap. L'arcade sourcilière recousue en plusieurs endroits. Du coton dans les narines. Les pommettes couleur d'arc-en-ciel.

Comme Rose se rue sur lui, il recule d'un pas.

Ne m'embrasse pas, s'il te plaît : c'est écrit "fragile", ici.

—Excuse-moi.  Tu souffres beaucoup ?

—Pas plus que si j'étais passé sous un rouleau compresseur.

Ouf, il n'a pas perdu son sens de l'humour ; c'est déjà ça.

— Alors ? s'écrie Amir en les rejoignant. Comment le trouves-tu, notre "gueule cassée" ?

Rose hoche la tête, compatissante.

— Moins pire que je ne le craignais, je t'avoue.

— Elle te croyait déjà mûr pour tourner dans un film d'horreur sans maquillage, plaisante Amir.

J'en ai fait des cauchemars, ajoute Rose.

Désolé, dit Ricco.

— Tu peux, approuve Amir. Faire un coup pareil à une femme enceinte, avec les conséquences que ça implique…

Ricco fronce les sourcils — ce qui lui arrache un grognement de douleur.

Quelles conséquences ?

— D'après ma grand-mère, celle qui rencontre un nain pendant sa grossesse mettra au monde un nain. Pareil pour les bossus, les pied-bot, les mongoliens… et les défigurés aussi, je suppose.

Il éclate de rire, imité par Ricco qui proteste :

— Aïeuuu ! Arrêêête, ça tire sur mes points !

Seule Rose ne trouve pas la vanne drôle, mais alors, pas du tout.

—T'es vraiment débile de sortir des conneries pareilles, lance-t-elle à son mari.

Elle sait d’ores et déjà que ces "conneries", et l'écho qu'elles trouvent dans ses propres peurs, vont générer en elle une absurde prémonition qui l'obsédera jusqu'au jour de son terme.

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15 janvier 2014 3 15 /01 /janvier /2014 08:53

                                    LE JEU DE GRÉGOIRE

 

Octobre. Le nouveau jeu de Grégoire consiste à écouter le petit frère et le petit cousin. Il pose son oreille sur chaque ventre tour à tour — celui, relativement discret, de Rose, et l'énorme d'Omane — puis attend en retenant son souffle. Ses mimiques, lorsque l'un des fœtus se manifeste, valent le détour. Il pousse des cris de joie, frappe sa joue, poum, poum, pour expliquer ce qu'il a ressenti, et imite à ravir les gargouillis d'entrailles qu'il prend pour un langage. Ça se termine par des bisous sur les nombrils hypertrophiés, puis Rose déclare :

— Maintenant, Olivier et Oman vont dormir. Dis-leur vite au revoir, mon chéri !

— Avoi’, fait docilement Grégoire en agitant sa petite main, ce qui lui vaut, en général, une recrudescences de câlins.

— On le mangerait, ce petit mamour, s'esclaffe Omane.

Et tu verras, quand ce sera le tien, lui prédit Rose.

 

 

                                                             *

 

Novembre. La question à l'ordre du jour est : qui accouchera la première ? Les pronostics vont bon train. Amir penche pour Omane, Rachad pour Rose, ce qui donne lieu à des paris sans fin. 

— Ils naîtront le même jour, affirment les deux femmes, toujours en proie à leur fantasme de cousins jumeaux.

         Et les maris de se congratuler mutuellement : « Quelle belle synchronisation ! »

 

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14 janvier 2014 2 14 /01 /janvier /2014 09:27

 

 

                                          CAUCHEMAR

 

                 — Ne te tourmente pas, ce n'est qu'une égratignure, assure joyeusement Ricco.        Rose sourit, confiante. Assise au bord du lit, elle l'observe, sans la moindre appréhension, dérouler le bandage de gaze blanche qui cache son visage.

— Ferme les yeux, ordonne-t-il, tu les rouvriras quand je te le dirai.

Ils sont dans la petite chambre, chez Mme Izmirlian. Le jour vient de se lever. Un gai soleil de printemps pénètre par la fenêtre. Les draps, défaits, portent l'empreinte encore tiède de leurs corps enlacés.

              Quelques minutes passent. Rose entend Ricco s'approcher, s'asseoir à côté d'elle dans un léger grincement de sommier. Elle sent sa chaleur rassurante l'envelopper et, d'instinct, tend les lèvres.

— Voilà, tu peux regarder, murmure-t-il, sa bouche si près de la sienne qu'elle boit son haleine.

Elle obéit, et pousse un hurlement. Ce n'est pas Ricco qui la tient dans ses bras, c'est Adeline.

 

           —  Rose, qu'as-tu ? souffle Amir, réveillé en sursaut.

Un hoquet lui répond. Courbée vers le lavabo du cabinet de toilette, Rose vomit.

 

 

 

 

 

 

 

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13 janvier 2014 1 13 /01 /janvier /2014 08:21

                                         PHOBIE (SUITE)

 

La sourate de cinq heures, chantée par le muezzin du minaret tout proche, interrompt l'agréable pause.

— Sapristi, s'étouffe Rose, mon mari m'attend depuis une demi-heure.

Elle ramasse Grégoire qui dort sur le canapé et, vite, vite, prend congé de ses hôtes.

— Je vous rapporterai la blouse après l'avoir lavée, promet-elle à Mme Izmirlian.

Oh, rien ne presse, je ne la porte plus, répond celle-ci.

— À bientôt, dit Habib. Et fais-nous un garçon aussi beau que son père !

         — Je vais essayer, merci pour tout.

         Elle gagne en courant la rue Abdel-Wahab el Inglizi où Amir, qui piaffe au volant de la Volvo, l'accueille d'un : « Ce n'est pas trop tôt ! » agacé.

         —Désolée, je n'ai pas vu passer le temps, s'excuse Rose.

         —Je m'en suis rendu compte. Au fait, d'où viens-tu ? Je te guettais d'un côté et tu déboules de l'autre.

            — J'étais chez Mme Izmirlian.

Ah bon ? Je croyais que tu devais aller voir ton oncle ?

— Mouais, moi aussi je le croyais. Mais si tu savais comment Zénab m'a reçue.

Et de narrer par le menu sa mésaventure. Ce qui, l'on s'en doute, met Amir hors de lui.

— C'est intolérable, explose-t-il. Elle ne s'en tirera pas à si bon compte, cette kalba* ! Je vais aller lui dire ma façon de penser, moi.

Il fait mine de sortir de la voiture. 

— Laisse tomber, le retient Rose, elle n'en vaut pas la peine. Je ne mettrai plus jamais les pieds chez elle, voilà tout.

Bâillement sonore.

— En plus, je suis fatiguée et le petit aussi. J'ai envie de rentrer.

—Comme tu voudras… N'empêche qu'un jour, je lui revaudrai ça. Elle ne l'emportera pas en paradis !

Il ne décolère pas durant tout le trajet, si bien que celui-ci se déroule dans un silence pesant que trouble seul le baragouin de Grégoire, soliloquant avec loquacité.

— Oh, j'ai vu un truc affreux, à Hamra, se souvient brusquement Rose.

Amir lui lance un regard de biais.

— Quoi donc ?

— Un type, je ne sais pas ce qu'il lui est arrivé, il avait le visage entièrement bandé.

Elle frissonne.

Je n'ose même pas imaginer ce qu'il y avait, là-dessous.

Amir avale sa salive. Ouvre la bouche. La referme. Hésite. Et enfin, se décide :

Tu ne l'as pas reconnu ?

Montée d'adrénaline.

Re… reconnu ? Pourquoi ? C'était qui ?

— Ricco*…

QUOI ?

Le geiser d'adrénaline se mue en un raz-de-marée qui engloutit Rose. Quand elle retrouve l'usage de la parole, c'est pour s'enquérir d'une voix blanche :

Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

— Le truc le plus idiot de la terre : ils faisaient un concours de plongée, avec des copains, dans la petite baie derrière le Saint-Georges. C'est assez escarpé, par là. Il a mal calculé son coup et a atterri sur la roche, la tête la première.

Quelle horreur ! Il est très abîmé ?

— Assez, oui : ils l'ont ramassé le nez cassé, le visage en sang. Ça ne parlait que de ça, ce matin, dans l’orchestre. Zouzou, notre batteur, a assisté à l'accident. C'est même lui qui a appelé l'ambulance.

Petit silence que Rose n'ose pas troubler, sous peine de fondre en larmes. Amir, qui la connaît, pose la main sur sa cuisse.

— Enfin, il est sur pied, ce n'était donc pas si grave.

Il…il va garder des traces ?

—Je n'en sais rien, mais bon : ses parents ont les moyen de lui offrir le meilleur chirurgien esthétique.

Piètre réconfort. Rose replonge dans ses idées noires. Évoque en pensée ces traits qui, jadis, ont fait battre son cœur. Ricco ressemblait à Enrico Macias. À qui ressemblera-t-il, une fois le pansement retiré ? À Quasimodo ?

— Je ne voulais pas te le dire pour ne pas t'impressionner, reprend Amir. Ce genre de choc, ce n'est pas bon pour les femmes enceintes. Mais comme tu as abordé le sujet…

Elle hoche la tête.

— Tu as bien fait. 

Cependant,  en elle, c'est le chaos.

      

                   * Kalba : chienne

                   * Ricco : meilleur ami d'Amir et ex-amoureux de Rose

 

 

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