Paul, John, George, Ringo et Spip
Le tout premier cadeau que me fit Alex fut un oiseau. Un de ces petits passereaux sauvage que les enfants de la montagne vendaient quelques piastres dans les rues de Beyrouth, attachés à une branche par un fil à la patte.
Perso, je l’aurais bien relâché immédiatement, mais ça risquait de vexer mon amoureux tout neuf. De plus, Frédéric, âgé d’un an à peine, en raffolait. À mon corps défendant, je le mis donc en cage et le prénommai Spip.
L’hiver suivant, Alex vint s’installer chez nous. Avec, pour tout bagage, sa basse, son stylo, et ses disques des Beatles.
Spip étant, à l’évidence, malheureux derrière ses barreaux, nous décidâmes, d’un commun accord, de le libérer. Il voleta dans la pièce, au grand émerveillement de mon fils, et alla se percher sur la tringle à rideau. Mais nous eûmes beau lui ouvrir la fenêtre avec des « pshhht, pshhht » encourageants, il refusa de sortir. Forcément : c’était la saison des pluies, et le petit oiseau n’avait aucune envie de se mouiller les plumes...
On le laissa donc en liberté dans l’appartement. Peu farouche, il se posait sur nos épaules, sur le dossier de nos chaises ou sur la table quand nous mangions. Il buvait dans nos verres, picorait autour de nos assiettes ; une véritable attraction ! Mais il y avait un hic...
Spip aimait les Beatles.
Il les adorait, même.
Eux, exclusivement. Ni Brassens, ni Brel, ni Ferré, qui pourtant passaient en boucle sur le Teppaz.
Dès qu’il entendait la voix de Paul, John, George ou Ringo, il rappliquait avec un « kwîîîk » joyeux. Et s’installait sur le haut-parleur où il restait sans bouger jusqu’à l’accord final.
Ça nous faisait beaucoup rire.
Puis, sortit « Rubber soul ». Alex se rua dans l’unique magasin d’importations anglaises où il l’acheta la peau des fesses. Nous l’écoutions religieusement quand Spip — sous l’effet de l’enthousiasme, sans doute — rappliqua à tire d’ailes et, sacrilège suprême, atterrit directement sur le disque. Tous nos efforts pour l’en déloger furent vains. Nos cris et nos grands gestes le chassaient un instant, mais il y retournait aussitôt. Force nous fut donc d’arrêter le magnéto. Et de récupérer « Rubber soul », couvert de fiente...
En pestant, Alex lava son précieux disque (ainsi que l’aiguille, salement engluée), puis tenta de le réécouter. Le même cirque se reproduisit. Deux fois. Trois fois. Cela ne pouvait pas durer, il fallait choisir : les Beatles ou l’oiseau mélomane.
Par chance, le beau temps était revenu. Cette fois, Spip ne renâcla pas à prendre son envol. Les quatre de Liverpool ne faisaient pas le poids devant un grand ciel bleu !