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6 juillet 2013 6 06 /07 /juillet /2013 07:14

Chapitre 130

 


Résumé des chapitre précédents : Enfin, voici la fin du road movies. Le but du périple est atteint. La grande serre du jardin des Plantes. Comme dirait Nora, c’est thérapeutique.

    La guichetière n'est pas d'humeur à plaisanter. Sans un regard, elle glisse le ticket rose par la petite ouverture, encaisse les deux euros réglementaires. Nora remercie, pousse la porte de verre. Aussitôt, des arômes la saisissent à la gorge, si puissants qu'elle en tousse. Lourdes exhalaisons florales, âcres relents d'eau croupie, d'humus, de pulvérulence.
    « Ça sent le sexe », constate-t-elle, éblouie. Et toutes ses nuits chaudes, ses nuits magiques, mirifiques, charlinesques, l'enveloppent. 
    Elle respire à s'en éclater les poumons. Qu'avait dit le toubib, déjà ? Qu'il fallait me traiter comme une fleur de serre. Tout s'explique. Végétale, je suis.
    Enfin, d'après le corps médical. Boris, lui, me comparait plutôt à un insecte : une mygale, une mante religieuse... Et si j'étais tout cela à la fois ? Une plante carnivore, par exemple ? Nora, la menthe religieuse...
    Le jeu de mot ne la fait même pas sourire.
    Ici, dans cette jungle miniature, ça doit proliférer, les hybrides dans mon genre ! Pas étonnant que je m'y sente si bien. Cet espace est conçu pour nous, c'est le royaume de la voracité. Suffit de voir ces liserons cannibales, se gavant de la substance des troncs qu'ils investissent ! Ces orchidées parasites, ces lierres tentaculaires ! Des ogres... Des prédateurs dégorgeant de senteurs, de couleurs, de beauté, bref déployant, afin d'envoûter leurs victimes, une séduction à la mesure de leurs appétits. Bientôt, j'en ai la conviction, ce philodendron géant, ce séquoia, ce manguier, cet eucalyptus qui semblent invincibles rendront l'âme sous leur étreinte. Mais demeureront debout, tuteur de leur assassin. Par eux, la flore mortelle se hissera vers la lumière, et l'on s'écriera : «  Oh, le magnifique arbre ! » sans se douter que ce foisonnement de feuilles, de lianes et de bourgeons n'est que la défroque d'un cadavre.
    Cette évidence remplit Nora de culpabilité. Elle se colle à un tronc, l'entoure de ses bras.
    —  Oh, Charlie, mon Charlie, pardon. Pourquoi m'as-tu laissé te prendre d'assaut, t'étouffer, hein, pourquoi ? Tu n'étais pas responsable de l'accident, je te l'ai dit et répété mille fois : j'aurais traversé, même si tu ne m'y avais pas incitée. Nous étions en retard pour le repas, tu comprends ? Ma mère avait horreur de ça, et moi, j'avais horreur de me faire engueuler. La malchance a voulu qu'une voiture passe juste à ce moment-là.
    Qu'elle me renverse sous tes yeux.
    Que j'y perde une hanche.
    Que, suite à un coma prolongé, je développe une forme de psychose assez banale — parasitaire et infantilisante. 
    Que tu décides de consacrer ta vie à réparer.
    Réparer, ô mon tendre, mon amour, ma victime. Ô naïf. Me prendre en charge. Me traîner derrière toi. Me nourrir. M'allaiter. Me laisser te sucer la moelle jusqu'à ce que mort s'ensuive.
    Mais je me suis ressaisie à temps, heureusement. Les dégâts ne sont pas encore irréversibles. Tu vivras, mon amour. Tu vivras parce que je le veux.     
    D'un geste brusque, définitif, Nora s'arrache à l'arbre qu'elle étreignait, écarte un mur de bambou, un bouquet de pavots, et s'insinue dans la verdure.
    Ça y est, c'est fait.
    — Je suis passée de l'autre côté, Charlie. Là où tu ne pourras pas me rejoindre. Là où je serai seule à jamais. Et autonome. Enfin.
    Autosuffisante.
    Mieux, autarcique.
    Beata solitudo.
    L'instant d'après, elle se déshabille. Nue, elle s'allonge sur le sol, se caresse. Jouit dans une plainte. Puis, lentement, méticuleusement, commence à dévorer le majeur de sa main droite.

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commentaires

G
Et une Pata qu'a tout compris, une ! Un vrai plaisir d'auteur, une lectrice qui pige tout ! Pata, tu me ravis !
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P
Oh ben mince alors ! Ça c'est une fin drôlement surprenante !! L'amante religieuse qui s'autodigère, ça pour sûr, je ne l'ai pas vu venir !!!Un très beau texte, qui m'a beaucoup parlé, depuis que<br /> j'ai vu son titre... Merci Gudule !
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G
Ben... euh... oui...
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L
hein ? c'est fini ? Je l'ai même pas vu arriver !
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G
Oh, ben, si, allez : ce petit frisson, c'était la cerise sur le gâteau !
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