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11 avril 2014 5 11 /04 /avril /2014 05:41

 

 

                                                    

 

                                   UNE PAGE SE TOURNE

 

 

         Dans l'avion qui l'emporte vers un nouveau destin, Rose tente en vain de démêler l'écheveau de ses sentiments. Tout a été si rapide. Le départ de ce pays où elle avait creusé son nid lui semble appartenir au domaine du jeu. De la simulation. Elle ne peut pas réellement avoir fait ça ! Lorsqu'on a une once de bon sens, quitte-t-on ceux que l'on aime, son pays, sa maison, son travail — bref les quatre points cardinaux de sa vie — ainsi, sur un coup de tête ? Tourne-t-on, pour une raison aussi futile, le dos à son bonheur ?

         « Je suis folle, se répète-t-elle, une fois de plus. Folle à lier. »

         Près d'elle, Grégoire sur les genoux, Amir sourit. Depuis que Rose, impulsivement, a annoncé : « On part ! », déclenchant le processus qui maintenant la dépasse, il arbore cette expression d'homme comblé.

« Folle de lui… » rectifie-t-elle, émue.

À la réflexion, est-ce vraiment la passion ravageuse de Mona qui a motivé sa décision, ou cette "fuite" n'était-elle qu'un prétexte ? Une fausse bonne raison pour tout abandonner et repartir à zéro, comme le souhaitait son mari ? Ce coup de tête qu'elle se reproche, à présent, était-il autre chose qu'une immense preuve d'amour ?

Le nez collé au hublot, joue à joue, Grégoire et Amir contemplent la mer de nuages. Après avoir longuement rechigné, Olivier s'est endormi sur l'épaule de sa mère.

« Bah, du moment que nous sommes tous les quatre », se dit Rose, en couvant sa famille des yeux.

Et elle s'efforce, elle aussi, de sourire. Mais ses lèvres tremblent car, en arrière-plan, se profilent le souvenir des larmes d'Omane, le regard plein d'incompréhension de Julie, Rachad, Nadège-la-silencieuse, le jardin en fleurs, les petites rues de Zouk. Et l'horizon bleu du Liban s'estompant peu à peu dans la brume…

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10 avril 2014 4 10 /04 /avril /2014 19:34

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10 avril 2014 4 10 /04 /avril /2014 05:48

 

            QUI EST TA MÈRE, PETIT GARÇON ?

 

Mona !

              Premier réflexe de Rose : faire semblant de rien. Le parvis de l'école étant noir de monde, l'étrangleuse de chat ne peut rien contre eux. Donc, inutile de paniquer…

Tandis qu'elle s'éloigne d'un air faussement indifférent, Rose sent un regard peser sur sa nuque. Insupportable sensation ! D'autant que pour rentrer chez elle, il lui faut, soit traverser l'orangeraie déserte, soit la longer par le petit chemin, désert aussi.

À tous les coups, Mona va en profiter pour l'aborder. Mieux vaut régler le problème tout de suite.

               Dans un sursaut de courage, Rose fait volte-face et se dirige vers l'ombre, toujours en faction dans sa cachette. Mal lui en prend : comme elle s'apprête à l'interpeller, Grégoire, plus rapide qu'elle, lâche la poussette et court, bras tendus, en criant :  

Nana !

Grégoire, reste ici ! hurle Rose.

              Trop tard : l'enfant s'est jeté dans les bras de Mona qui le soulève de terre et le serre contre elle.

Lâche mon fils ! ordonne Rose, dans tous ses états.

La réponse de la quadragénaire la laisse sans voix :

Pourquoi tu me persécutes ?

              — MOI, je te persécute ? Ça, c'est la meilleure ! Tu tues mon chat et c'est MOI qui te persécute ?

               — J'étais saoule. J'ai commis un acte de désespoir, tu aurais dû le comprendre. Toi, par contre, tu agis froidement. Tu me prives en toute lucidité de ce qui donnait un sens à ma vie. Tu es un monstre !

L'ahurissement cloue de nouveau le bec à Rose.

Ah ben ça… bredouille-t-elle. Ah ben ça…

Puis, sans préambule, elle sort de ses gonds :

               — Non mais je rêve, là ! T’as pas l’impression d’inverser les rôles ? Je ne te demandais rien, moi. Tu me tombes dessus sans crier gare, tu t'incrustes, tu profites de l'absence de mon mari pour me draguer, et comme je refuse, tu tues mon chat. C'est qui le monstre, à ton avis ?

Mona lui décoche un regard venimeux.

               — Pourquoi m'empêches-tu de voir ton fils ? Lui, il m'aime, et contre ça, tu ne peux rien.

               « Qu'est-ce que je fais ? panique Rose. Je lâche ma poussette et je lui arrache Grégoire ? Mais dans ce cas, elle peut en profiter pour me prendre Olivier… Et ce petit imbécile qui se cramponne à elle… Oh là là, dans quelle situation me suis-je encore fourrée ? »

                — Bon, écoute, Mona, reprend-elle, en s'efforçant de juguler sa colère. On discutera de tout ça à tête reposée ; maintenant, je n'ai pas le temps. Pose Grégoire à terre, s'il te plaît, et je…

Les lèvres de Mona s'étirent en un rictus.

              — Tu veux aller avec ta maman, Grégoire ? Ou venir manger des gâteaux chez Nana ?

  Manger des gâteaux chez Nana, répond Grégoire, sans hésiter.

               —Tu as entendu, Rose ? Il me préfère à toi, ton gosse. On y va, to oboriné * ?

               — Mon enfant ! hurle Rose en se jetant sur elle. Au secours, on kidnappe mon enfant !

               Son cri provoque un sacré remue-ménage dans l'assemblée de mères. Celles-ci, toutes affaires cessantes, se précipitent vers les deux femmes, dont l'une, l'étrangère, échevelée et écumante, se cramponne à l'autre, l'Arabe, qui reste très digne.

                La confusion naît de cette double attitude.

             — Min mama, ia saabé ? * interroge une grosse dame en djellaba.

Grégoire — à qui s'adresse cette question — cache son visage dans le cou de Mona.

Ana*, répond celle-ci sans hésiter.

 Ne la croyez pas, elle est folle, beugle Rose.

              S'ensuit un embrouillamini sans nom. Tout le monde parle en même temps, prend parti au hasard — en majorité pour la "mère" arabe, nettement plus crédible que son adversaire. Deux clans se forment, on se bouscule, on s'insulte, on va même jusqu'à s'empoigner, et il faut l'intervention de l'institutrice, puis du directeur, pour ramener un peu d'ordre dans l'hystérie ambiante.

                Lorsque Rose, ayant enfin récupéré son fils, s'en retourne chez elle, tremblant de tous ses membres, sa décision est prise.

On part, dit-elle à Amir.

 

       Un mois plus tard, ils débarquent à Paris. Grégoire vient d'avoir quatre ans.

         Nous sommes en avril 68.

 

 

* To oboriné : expression attendrie que l'on dit aux enfants

 

* Min mama, ia saabé ? : Qui est ta mère, petit garçon ?

 

* Ana ! : moi !

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9 avril 2014 3 09 /04 /avril /2014 08:22

 

 

      UNE GRANDE DAME BRUNE ASSEZ FORTE

 

Les choses en sont là, lorsqu'un beau jour, en revenant de l'école :

Qu'est-ce que tu manges, Grégoire ? s'étonne Rose.

Un bonbon.

Qui te l'a donné ? La maîtresse ?

Non, Nana.

Un froid glacial envahit Rose.

Crache ça tout de suite !

L'enfant refuse avec indignation.

Crache ou je me fâche, s'énerve sa mère.

Et, joignant le geste à la parole, elle le secoue comme un prunier. Grégoire, surpris, s'étrangle et, dans une quinte de toux, obtempère malgré lui.

Où as-tu vu Nana ? tempête Rose, hors d'elle.

En pleurnichant, l'enfant montre le grillage du doigt.

— Elle t'a glissé le bonbon à travers les trous pendant que tu étais à la récréation, c’est ça ?

Grégoire hoche la tête en reniflant.

Elle vient souvent te voir ?

Second hochement de tête qui met Rose hors d’elle.

Pour me faire des bisous, précise l’enfant en montrant sa joue.

— Et la maîtresse n'intervient pas ? Elle laisse n'importe qui embrasser les gosses sous sa surveillance ? Eh bien, elle va voir de mes nouvelles, celle-là !

Rose rentre en courant prévenir son mari.

Celui-ci commence par relativiser.

— Du calme, habibté. Donner un bonbon à un enfant, ce n'est pas un crime.

— Et s'il était empoisonné, hein ? Ce ne serait pas la première fois qu'un adulte barjot refilerait des saletés à un môme : il y a des morts chaque année, aux Etats-Unis, pendant Halloween.

— D'abord, nous ne sommes pas aux Etats-Unis, et ensuite, tu sais aussi bien que moi que Mona ne ferait aucun mal à Grégoire. Elle doit juste avoir eu envie de le revoir. Elle s'est quand même occupée de lui pendant des mois. Logique qu'elle se soit attachée, non ?

—Sa logique à elle, je m'en méfie, figure-toi. Et si tu avais assisté à sa crise, tu réagirais comme moi.  Elle a tué notre chat, merde ! Pourtant, à lui aussi, elle était "attachée" : le soir, elle passait des heures à le caresser.

Il y a une différence entre un chat et un enfant.

         — Mouais… N'empêche qu'on devrait appeler le toubib, pour être sûrs.

— Arrête, Grégoire se porte comme un charme !

— Je te préviens : s'il a mal au ventre, je saurai d'où ça vient. Et là, je te jure, je… 

Rose n'explicite pas sa menace, mais à son expression, il est évident qu'elle ne plaisante pas. Fort heureusement, Grégoire ne présente aucun symptôme d'intoxication, et l'incident demeure sans suite. Rose lui doit néanmoins une recrudescence d'anxiété, si bien que le lendemain :

— Ne laissez personne d'extérieur approcher mon fils, recommande-t-elle à la maîtresse. En particulier une grande dame brune, assez forte, la quarantaine, les cheveux mi-longs… Elle lui a donné des bonbons, hier. Il ne faut surtout pas que cela se reproduise.

L'institutrice promet, et Rose s'en va, rassérénée. Mais le soir même…

Comme elle sort de l'école, la poussette d'Olivier en proue, Grégoire agrippé à celle-ci, une ombre furtive attire son attention. Quelqu'un, visiblement, l'observe, dissimulé derrière l'un des grands arbres de la place. Et ce quelqu'un n'est autre que…

 

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8 avril 2014 2 08 /04 /avril /2014 07:32

 

                                       LA GUERRE DES ÉPOUSES

 

Avec le printemps, Zouk s'emplit de parfums et de chants d'oiseaux. Mais en dépit des charmes de la belle saison, Amir et Rachad n'en démordent pas, se heurtant —­ et le mot n'est pas trop fort — à l'opposition farouche des deux femmes.

— Font chier, ces branques, avec leur lubie, râle Rose, suite à une prise de bec plus éprouvante encore que de coutume.

Son mari lui a annoncé de but en blanc que Gabriel Askar avait sauté le pas. 

— Il vient de louer un grand studio derrière le parc des Buttes-Chaumont et propose de nous héberger le temps qu'on trouve un logement, a-t-il précisé, mine de rien.

Et Rose de siffler, furibonde :

Il peut toujours attendre.

       — Merci de tenir compte de mon avis, a rétorqué Amir, piqué au vif. 

Vas-y si tu veux mais je te préviens, sans moi.

Le ton est monté, forcément.

C'est du chantage, criait Amir.

— Non, de la raison,  répliquait Rose. Tu ne m'entraîneras pas dans cette aventure, et les enfants non plus. L'émigration, j'ai déjà donné, figure-toi, et je n'ai pas l'intention de rempiler. J'ai fait ma vie ici, j'ai un job, une maison, une famille, pas question de repartir à nouveau à zéro.

Et mes aspirations à moi, qu'est-ce que tu en fais ?

Je m'assois dessus.

Égoïste !

— L'égoïste, c'est toi. Ta femme et tes gosses, tu t'en fous. Il n'y a que ton ambition qui compte.

Si tu m'aimais, elle compterait aussi pour toi.

Si tu m'aimais, tu ne me demanderais pas de tout quitter.

À la fin, Rose a pris Olivier sur ses bras et s'en est allée en claquant la porte, suivie d'une Julie, la queue basse.

 

                                             *

 

Font chier, font chier, font chi…

— Parle au singulier, coupe sèchement Omane. Mon mari a beau être influencé par le tien, il ne s'opposera jamais à ma volonté.

Tu as bien de la chance : ma volonté à moi, Amir s'en fout. 

Omane, souveraine :

Refuse-toi à lui, c'est une bonne tactique.

Alors Rose, outrée :

—Ça va pas, la tête ? Tu voudrais que je me punisse, en plus?

 

 

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7 avril 2014 1 07 /04 /avril /2014 01:33

 

                                                      AH ! PARIS !

 

Dès lors commence — si Rose s'attendait à ça ! — un bras de fer entre eux deux. Parce que, lorsqu'Amir parle de s'installer en Europe, ce ne sont pas des propos en l'air.

— Tu comprends, ici, je n'ai pas d'avenir, argumente-t-il. Il n'y a aucun débouché, aucune carrière possible. Tu me vois continuer les petits concerts dans les hôtels jusqu'à la fin de mes jours, franchement ? Tandis qu'à Paris ! Ah, Paris ! C'est de là que tout part, là que tout aboutit.

— Mais on ne connaît personne, proteste Rose. Ici, au moins, on a une famille, une maison... On existe, tu comprends ?

— On n'existe pas, on stagne. Ton roman, quand tu l'auras fini, qui le publiera, hein ? Tu ne trouveras même pas une maison d'édition digne de ce nom dans tout le Moyen-Orient.

D'un geste désinvolte, Rose réfute l'argument.

— Il y a plus important que la publication d'un roman, figure-toi. Omane et Rachad ont besoin de nous.

Ils n'ont qu'à émigrer, eux aussi.

Quitter Zouk, dans leur situation ? Tu rigoles ?

— Ça ne leur ferait pas de mal, pourtant.  Et d'un, Nadège serait mieux soignée en France que partout ailleurs ; et de deux, Omane, avec sa voix, ferait un malheur à l'Opéra ; et de trois, question galeries de peinture, le Quartier Latin, c'est autre chose que la rue Hamra.

Rose lève les yeux au ciel.

— Tu nages en pleine utopie, mon pauvre vieux.  Primo, Omane n'acceptera jamais qu'on "soigne" sa fille : le corps médical, depuis l'accident de la maternité, elle ne peut plus le sentir, alors, la France ou le Liban, pour elle, c'est du pareil au même. Deuzio, le succès, elle s'en fiche : elle a décidé de se consacrer uniquement à Nadège, et s'il lui arrive encore de chanter, ce n'est que pour elle. Troizio, si tu voyais les dernières "œuvres" de ton frère, tu ne le pousserais certainement pas à les exposer.

— Et la situation politique, tu y as pensé ? Le Moyen-Orient est une poudrière. Le jour où ça pètera, Beyrouth sera en première ligne.

—Beyrouth, peut-être, mais pas Zouk. Zouk est un havre de paix, et quoi qu'il arrive, je veux y rester.

Cette conclusion clôt— provisoirement — le débat.

Jusqu'à ce qu'Amir revienne à la charge.

Et, se heurtant à un "non" sans appel, finisse, de guerre lasse, par prendre le problème à rebours en tentant de convaincre son frère.

Plus perméable que Rose, en fait. Ou, du moins, plus sensible au chant des sirènes…

 

Ne reste à Rose et Omane qu'un seule alternative :  faire front commun. D’où le titre du chapitre suivant : "La guerre des épouses".

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6 avril 2014 7 06 /04 /avril /2014 08:09

 

                                            HOME SWEET HOME

 

Les effusions dans un aéroport, c'est toujours affreusement frustrant. Un fils sur les bras, l'autre accroché à ses basques, sa femme serrée contre lui, Amir, qui a mille chose à raconter et autant à entendre, ne sait par quel bout commencer.

— Rentrons vite, intervient Rachad qui s'est, d'office, chargé des bagages. Nous serons mieux chez vous pour parler.

Les câlins familiaux occupent le trajet, ponctués d'un échange d'informations en vrac : Omane va mieux, Nadège fait des progrès, Gaby va peut-être enregistrer un disque, Rose a commencé un roman, la Belgique, c'est bien, mais alors, la France ! Olivier court à quatre pattes, Amir adooore Paris et rêve d'y vivre…

— C'est quand même agréable de se retrouver chez soi, déclare-t-il néanmoins, en franchissant le seuil de sa maison.

Il hume à pleins poumons l'atmosphère familière.

Tiens, où est Bébête ?

Rose se rembrunit.

Je t'expliquerai.

— Moi, je vous abandonne, annonce Rachad. Vous venez déjeuner chez nous, demain ?

—Avec joie. Je suis drôlement content que vous ayez repris contact en mon absence. Comment ça s'est passé ?

Je t'expliquerai, dit Rose.

 

Elle explique, en effet. Avec force détails. Amir s'indigne, vitupère sur l'Orient et sa barbarie, assure qu'en Europe, les gens sont plus civilisés (!)

 — C'est là-bas qu'il faut aller s'installer, ma chérie, je t’assure.       — N'importe quoi ! J'en viens, moi, d'Europe, et je peux te certifier que ce n'est pas mieux qu'ici.

         Bref, entre caresses et discussions, la nuit file comme le vent. Et le réservoir paroles-tendresse n'est pas épuisé quand se lève le jour.

— Je revis, conclut Rose, en se lovant entre les bras de son mari, tandis que l'aurore inonde la chambre d'un ruissèlement d'or. Sans toi, chaque minute est une corvée, avec toi, c'est une partie de plaisir.

Et sur ces paroles définitives qui résument, ô combien, les deux mois écoulés, elle s'endort, le sourire aux lèvres.

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5 avril 2014 6 05 /04 /avril /2014 00:24

LE RETOUR DU VOYAGEUR

 

Le télégramme arrive le vendredi suivant : Rentre samedi 20 h 16 stop Tendres baisers stop Amir. Enfin ! Rose en pleurerait de joie.

       —Il faut remettre ma maison en ordre, déclare-t-elle à son beau-frère.

Dès l'aube, donc, tous deux retroussent leurs manches, chargent la voiture et réinstallent chaque objet à son emplacement d'origine. Avec le retour imminent d'Amir, les angoisses de Rose se sont envolées, au point que même l'éventualité d'une rencontre avec celle qu'elle surnomme à présent "l'étrangleuse de chat " la laisse de marbre. Pour autant que son beau-frère soit à proximité, bien entendu. Prêt à s'interposer entre elles deux.

Conscient de son rôle de protecteur, Rachad ne la quitte pas d'une semelle. En pure perte, d'ailleurs : l'étrangleuse de chat ne se manifeste pas.

En fin d'après-midi, la maison Tadros brille comme un sou neuf. Rien ne permet de soupçonner qu'un quelconque drame s'y soit déroulé — hormis, peut-être, dans un coin du jardin, le petit monticule de terre fraîchement remuée qui abrite la dépouille de Bébête.

 —On a jute le temps de casser la croûte avant de filer à l’aéroport, annonce Rachad en regardant sa montre.

Rose acquiesce, radieuse. L'activité fébrile qu'elle déploie depuis le matin lui a permis de tromper son impatience, mais maintenant que le moment tant attendu approche, elle ne tient plus en place.

—Papa sera bientôt là ! Papa sera bientôt là ! serine-t-elle à ses fils sur tous les tons.

Et rejaillissent en elle les forces vives mises en stand by depuis des semaines.

—Tu as l'air d’une jeune fille avant son premier rendez-vous, la taquine Omane, assise en tailleur sur le lit du salon, sa fille sur les genoux.

—Toi, occupe-toi de tes carottes et pas de mes oignons, rétorque Rose en riant.

Depuis quelques jours, en effet, Omane essaye de faire absorber à Nadège autre chose que son lait (en l'occurrence, une ou deux bouchées de la purée de légumes qu'Olivier, pour sa part, dévore gloutonnement). Mais l'expérience ne s'avère guère concluante. La mâchoire soudée, le regard plus noir que jamais, Nadège résiste, opposant aux sollicitations de sa mère un refus aussi muet qu'obstiné.

— Quelle patience tu as, ma chérie, admire Rachad.

 C'est ma fille, habibi *!

Alors, lui, doucement :

Non, la nôtre.

Ils se regardent. Pour la première fois, sans doute, depuis longtemps. Un mystérieux dialogue s'échange avec les yeux, au terme duquel Omane tend la cuillère. En réponse, Rachad prend l'enfant et, à son tour, tente l'impossible. 

— Viens préparer le repas, dit Rose, entraînant sa belle-sœur vers la cuisine.

La diva s'éloigne à regret. Lorsqu'elle revient, un quart d'heure plus tard, chargée d'un plateau quelle pose sur la table basse, Nadège a des carottes tout autour de la bouche.

— J'y suis arrivé, triomphe Rachad — comme il annoncerait : "J'ai gagné le tour de France".

Omane, stupéfaite : 

Comment as-tu fait ?

Autorité paternelle, répond-il, l'œil de velours.

Et, posant la cuillère, il enlace sa femme.

 

 

                                                                        * Habibi : chéri

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4 avril 2014 5 04 /04 /avril /2014 00:02

 

 

                             DOUBLE PRODIGE

 

 

Rose…

Mmm ?

Tu peux me garder Nadège cinq minutes ?

              Rose ouvre des yeux ronds. A-t-elle bien compris ? Sa belle-sœur lui tend le petit corps immobile qu'elle reçoit dans ses bras comme s'il s'agissait du Saint Sacrement. Et Omane s'éloigne, non sans se retourner deux ou trois fois, le regard anxieux

                — Faut-il qu'elle ait confiance en moi, se dit Rose, toute remuée.

                 Omane ne se sépare jamais de sa fille. Elle l'emmène partout, même aux toilettes. Et ne laisse à personne le soin de s'en occuper.

                  Enfin, ne laissait… jusqu'à cette seconde précise.

                  — Ça, c'est un événement,  dit Rose à sa nièce. Ta mère vient de franchir un grand pas, là. Tu ne t'en rends pas compte, mais c'est très important pour moi, pour elle… et pour toi.

                    Tandis qu'elle parle, les yeux de l'enfant la sondent, avec cette fixité glaçante à laquelle, maintenant, elle s'est habituée. D'un index léger, elle effleure le nez fin, les joues d'une pâleur quasi-translucide, la bouche sévère.

                    — Quand vas-tu me faire une risette, hein ? Une jolie petite risette pour tante Rose.

                    Olivier et Grégoire, en plein "parcours d'obstacles" avec la batterie de cuisine (c'est leur jeu favori, depuis quelques jours : sortir casseroles et poëles de l'armoire sous l'évier et les disséminer partout dans la cuisine, pour les contourner à quatre pattes) ; Olivier et Grégoire, donc, apercevant leur mère avec la petite cousine, rappliquent aussitôt.

Rose s'accroupit pour mettre Nadège à leur portée, tout en recommandant:

                    — Doucement, les garçons ! Doooucement !

                       Or, la douceur n'est pas la principale qualité de Grégoire, loin s'en faut. D'autant que la "casserole-party" l'a passablement excité. Il fond sur sa mère qui, sous cet assaut inattendu, perd l'équilibre, part en arrière… et lâche Nadège.

                        La petite fille atterrit sur carrelage —pas de bien haut, heureusement.

                       —T'es pas un peu malade de me bousculer comme ça ? hurle Rose en s'empressant de la ramasser. Regarde ce que tu as fait.

          Tombée, Adège,  constate placidement le coupable.

                          Rose, affolée, examine sa nièce sous toutes les coutures, et constate avec soulagement qu'elle n'a pas de marque. En revanche…

                           En revanche, avec un temps de retard, le visage impassible se froisse, les paupières qui ne cillent jamais se plissent, la bouche s'entrouvre… ET NADEGE ÉMET UN SON.

                            Rose, estomaquée, se rue vers la porte qui conduit à l'étage.

             Omane ! Omaaaane ! La petite a crié !

                            Entre-temps, le cri s'est mué en un pleur tremblotant. Avec une exclamation étouffée, Omane dégringole les marches et, partagée entre la joie et une inquiétude folle, arrache littéralement le bébé à Rose.

                              — C'est tout, ma gazelle… Mon amour… Ma fleur des sables… C'est tout, maman est là.  

Mais elle a beau faire, l'enfant ne se calme pas.

— Chante–lui une berceuse, suggère Rose, c'est le meilleur moyen.

En désespoir de cause, la diva s'exécute. Et l'enfant se tait.

 

              Le soir, quand Rachad rentrera du travail; Rose lui annoncera, avec une fierté non dissimulée :

Tes deux femmes ont donné de la voix, aujourd'hui.

L'une et l'autre l'utiliseront, désormais.

 

 

 

 

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3 avril 2014 4 03 /04 /avril /2014 00:24

 

                           LA FIN DE L’EXIL

 

Qu'est-ce que tu fais, Rachad ?

           — Je range mes tableaux dans le cagibi. Tu me files un coup de main ?

              Avec autant de répulsion que s'il s'agissait d'une peau gangrénée, Rose empoigne une toile — par l'arrière, pour ne surtout pas toucher la face peinte — représentant un bébé galactique, hurlant dans les profondeurs obscures de l'infini. Elle ne fait aucune commentaire, se contente de ranger l'effroyable chose, face contre le mur, dans le placard ad hoc. Puis va chercher la suite.

              Sous leurs efforts conjugués, la pièce est vidée en deux temps trois mouvements.

            — Où on met le lit ? interroge Rose, une fois tout le reste débarrassé. Dans ta chambre ?

           La tête de Rachad oscille de gauche à droite.

             — Pour ça, il faudrait qu'Omane démonte sa tente, et à mon avis, ce n'est pas gagné.

              En effet : la diva, consultée, refuse tout de go. Le cocon de Nadège, bien que déserté en journée, reste indispensable pour les siestes et la nuit. C'est là que mère et fille partagent leur sommeil. Là qu'elles se cajolent, se retranchent, se préservent des atteintes extérieures.

               Rose n'insiste pas. Rachad non plus. Mais ils s'emploient à rendre la pièce du bas joyeuse et accueillante, comme elle l'était jadis. Un plaid de couleur vive et des coussins transforment le lit en un canapé confortable ; tapis, table basse, poufs et fauteuils complètent l'ensemble. Désormais, l'ex-atelier aura la double fonction : salon le jour, chambre la nuit. Et les miasmes de son mal-être n'empoisonneront plus le repos de Rachad.

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