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2 février 2012 4 02 /02 /février /2012 07:19

Rêve brisé

   Durant nos premières années de vie commune, Sylvain et moi étions fauchés. Mais ce qui s’appelle fauchés, hein ! Une fois le loyer payé, il nous restait à peine de quoi acheter des nouilles chez Ed, et encore...

         Un jour, en me baladant dans un dépôt-vente du quartier, je tombe en arrêt devant un buste art-déco en plâtre, patiné façon bronze. J’ai rarement le coup de foudre pour un objet, mais cette Thaïs-là (le nom est inscrit sur le socle) me fait littéralement baver. Le problème, c’est le prix. Toutes les nouilles du mois n’y suffiraient pas, et nous ne sommes pas tentés par un jeûne prolongé...

         Je mets donc ma convoitise en berne. Mais à défaut de posséder la merveille, je prends l’habitude de lui rendre quotidiennement visite. C’est comme un rituel. A chaque fois que j’entre dans l’entrepôt, je me demande, le cœur battant, si elle sera au rendez-vous. Par chance, elle est très chère et ne trouve pas d’acquéreur.

         Ce manège dure des semaines. Parfois, Sylvain m’accompagne, parfois non. Je reste dix minutes en contemplation puis je m’en vais, pour revenir le lendemain, le ventre noué par l’inquiétude. Est-elle toujours là ?

         Hélas, tout est éphémère ici-bas. Un matin, horreur ! Plus de Thaïs...

         Tandis que je reste figée devant l’emplacement vide, Sylvain va aux nouvelles. Et apprend que, non, la statue n’a pas été vendue. La veille au soir, bousculée par un client, elle est tombée et s’est brisée.

         — Qu’avez-vous fait des morceaux ? demande-t-il.

         — On les a mis à la poubelle.

         — Je peux les prendre ?

         — Si vous voulez.         

         Sans hésiter, Sylvain se rue vers les grands conteneurs alignés dans la cour, les explore un à un. Et je le vois revenir, son trophée à la main dans un sac en plastique.

         Le temps de passer à la supérette chercher de l’araldite, et il se met au travail. Durant quarante-huit heures, il va s’atteler avec une patience d’ange à ce puzzle grandeur nature. Car si le visage, par miracle, a été épargné, les circonvolutions de la chevelure, les épaules, le drapé de la toge sont en miettes. Qu’à cela ne tienne : sans jamais s’énerver, Sylvain trie, assemble, colle entre eux des morceaux parfois microscopiques, ponce, patine, bref reconstitude si bien la statue que même un œil exercé ne verrait pas les raccords. Ainsi, au terme d’un labeur acharné, Thaïs ressuscitée prend-elle triomphalement place sur notre cheminée.

         D’où elle tombera, un mois plus tard.

         Par ma faute.

         Et surtout celle de son concepteur d’origine qui avait prévu un socle trop étroit pour son poids.

   Les débris sont toujours dans leur sac en plastique. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’ils nous suivent, dans tous nos déménagement. On ne jette pas un rêve, même s’il est brisé. 

Cette jolie image est un cadeau de Castor Tillon

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1 février 2012 3 01 /02 /février /2012 06:25

La folle maîtresse   

Ma mère était d’une nature soupçonneuse. Son puritanisme exacerbé lui faisait voir le mal partout. Elle le traquait donc avec pugnacité, surtout dans sa propre maison.

         À l’époque, je devais avoir neuf ans et mon frère Claude dix-huit. Éliane, une de ses copines qui préparait l’école normale, venait souvent étudier avec lui. Son assiduité tarabustait ma mère.

         — Il y a anguille sous roche, disait-elle à mon père. Cette fille est toujours fourrée dans la chambre de Claude. Un jour, tu verras, on s’en mordra les doigts !

         Papa, plus modéré, calmait le jeu, mais pas ses inquiétudes. Un jour que nous faisions la vaisselle ensemble, elle me demanda tout à trac :

         — Tu crois qu’Éliane est la maîtresse de ton frère ?

         La question était d’autant plus incongrue que, primo, ça ne lui ressemblait guère de mêler une gamine à des histoires de cul, et deuzio, j’ignorais la signification du mot « maîtresse » — dans le contexte, je veux dire. En revanche, je savais qu’Eliane voulait devenir intitutrice. Pourquoi ne se serait-elle pas exercée sur son copain ?

         — Oui, oui, j’en suis sûre, répondis-je avec aplomb. 

         — Comment le sais-tu ?

         — C’est elle qui me l’a dit !

         Maman ne fit qu’un bond jusqu’à la chambre de mon frère, pour virer in petto « la garce qui, non seulement dévergondait son fils, mais s’en vantait devant les enfants ».

         Claude a mis fort longtemps à me pardonner mon rôle, dans cette affaire. Il était convaincu que j’avais sciemment menti. Je n’ai compris pourquoi que bien des années plus tard !

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31 janvier 2012 2 31 /01 /janvier /2012 06:52

À poil dans la cage aux lions

   Lorsque les écrivains pour la jeunesse se retrouvent dans des salons, de quoi parlent-ils ?  De leurs interventions scolaires, en général. Pas les bonnes, bien sûr, les catastrophiques. Celles qui leur ont laissé un goût amer dans la bouche, un douloureux vertige au creux de l’estomac. Celles qui les ont méchamment remis en cause. Celles après lesquelles ils se sont juré d’arrêter « ces putains de rencontres » — jusqu’à la fois suivante, car il faut bien vivre, et la plupart d’entre eux tirent, de cette activité, l’essentiel de leurs revenus.

         J’ai longtemps eu le projet d’éditer un bouquin collectif où nous raconterions nos pires expériences. Mais, bien que l’idée les séduise, ce serait, objectèrent mes collègues, scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Quel chef détablissement oserait, ensuite, inviter un auteur, au risque de voir dénoncées publiquement ses incuries ?

         Je me contenterai donc de vous narrer la mienne, de pire expérience, vu que je ne m’adonne plus, depuis bien des années, à ce sport périlleux : entrer à poil dans la cage aux lions.

         En 1994, je me rends dans un lycée technique du sud-ouest, à la demande expresse du directeur, homme fort affable au demeurant. Il a organisé, m’explique-t-il fièrement, un parcours fléché autour du sida, destiné aux secondes et au terminales. Plusieurs salles de classe, numérotée de 1 à 5, ont été réquisitionnées. Dans l’une aura lieu une projection sur les méfaits du HIV, dans la suivante, une entrevue avec un médecin, dans une troisième, une distribution de préservatifs — avec mode d’emploi à l’appui —, dans la quatrième, une conférence sur la sexualité par un prof de philo, et dans la cinquième, moi. Mon rôle consistera à  présenter La vie à reculons, sorti quelque mois plus tôt chez Hachette, et qui cartonne dans les écoles.

         Je félicite le charmant homme pour son initiative, et m’assure :

         — Ils ont bien lu mon bouquin ?

         — Pas encore, me répond-il. A vous de leur en donner l’envie.

         Houlà, je n’aime pas ça. Autant des élèves ayant apprécié une lecture s’adonnent volontiers au jeu des questions-réponses, autant les autres n’en ont rien à cirer. Tout dialogue avec eux devient donc impossible.

         — Il y aura quelqu’un pour les surveiller, au moins ?

         — Non, justement, c’est là l’astuce : face à un intervenant extérieur, les jeunes vont se lâcher. C’est ce que nous souhaitons, ce contact spontané, hors contexte scolaire.

         Ça, pour se lâcher, ils se sont lâchés ! Et le contact fut d’une spontanéité resplendissante !

         Quand j’ai vu arriver ces grands gaillards mesurant une tête de plus que moi, surexcités par le thème de la manifestation, j’ai tout de suite compris que ça allait être ma fête. Mais bon, il n’était plus temps de reculer. Prenant mon courage à deux mains, j’ai commencé :

         — Voulez-vous que je vous parle de mon livre ?

         Un  « non » unanime a fusé, suivi de réflexions du genre : « Tu sais où tu peux te le mettre ? ». Puis, tandis que les uns ouvraient les fenêtres pour lâcher des préservatifs pleins d’eau sur les passants, les autres dessinaient des bites au tableau ou montaient sur les tables en beuglant comme des ânes. Complètement dépassée par les événements, je suis sortie dans le couloir où j’ai croisé le directeur qui accourait, attiré par le bruit. Son irruption ramena un calme relatif, mais la rencontre n’eut pas lieu. J’étais bien trop nouée pour « faire mon numéro » !

         — Heureusement que vous n’êtres pas enseignante, m’a dit sèchement le comptable en me remettant mon chèque si chèrement non-gagné.

         En effet. Moi je raconte des histoires, je ne sais faire que ça. Et des confitures à la belle saison. Mais comme dompteuse, je suis pas de taille. Désolée, monsieur. Chacun son job et les fauves seront bien gardés.


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30 janvier 2012 1 30 /01 /janvier /2012 06:59

La dame patronnesse

  Sur la fin de sa vie, ma mère était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Si cette dégradation de la personnalité est navrante, elle donne parfois lieu à des situations du plus haut comique.

         Mes parents aimaient les « belles fréquentations ». Ils passaient leur retraite à Spa, ancienne ville d’eau des Ardennes, fréquentée jadis par le gratin belge. Quelques nostalgiques de ces splendeurs déchues y vivaient encore, et en particulier une certaine princesse de Taboada qui leur faisait l’honneur — selon les termes de mon père — de leur rendre parfois visite.

         — Elle est si simple, pour une « grande dame » ! s’extasiait-il, à chaque fois qu’il en parlait — ce qui avait le don de m’agacer prodigieusement.  

         Au cours d’un de mes séjours, la « grande dame » en question se pointe. Cheveux blancs impeccablement coiffés, vêtements de prix, parler précieux, mine condescendante ; elle a toute pour me déplaire. Elle prend place au salon, â côté du fauteuil que ne quitte plus ma mère, en pleine phase régressive. Je vais préparer le thé tandis que mon père lui tient compagnie.

         Or, en revenant, chargée de mon plateau, que vois-je ? Profitant de l’inattention de la visiteuse, maman s’est emparée de l’extrémité de son foulard Hermès, posé sur l’accoudoir, et le ronge avec application.

         Un grand vide dans l’estomac, je m’approche d’elle et lui souffle : «  Maman, arrête ! » en tentant de lui retirer le pan de soie de la bouche. Mais elle me repousse avec un grognement qui attire aussitôt l’attention de la princesse.

         — Mon écharpe ! s’étrangle celle-ci. Votre femme a mangé mon écharpe !

         Nous nous confondons en excuse, mon père et moi. Il lui  propose de la rembourser, ce qu’elle refuse avec hauteur avant de s’éclipser, telle une reine bafouée — abandonnant la coûteuse guenille aux mains de ma mère qui pousse des cris d’orfraie dès qu’on veut la lui reprendre.

         J’ai attendu que sa voiture ait démarré pour féliciter la coupable de cet acte transgressif.

         —Dommage que n’aies pas fait ça plus tôt, on aurait eu de meilleurs rapports, ai-je dit en l’embrassant. Enfin, mieux vaut tard que jamais... Après avoir bavé sur les dames patronnesses, j’espère que tu vas bouffer du curé !

         Ma mère n’a pas répondu, mais j’ai lu dans ses yeux que nous nous étions comprises. C’est peut-être vrai, après tout, que les extrêmes finissent toujours par se rejoindre...


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29 janvier 2012 7 29 /01 /janvier /2012 07:31

La bourse ou la vie

En 1995, je fais le grand saut. C’est-à-dire que je laisse tomber mon boulot de journaliste pour me lancer à corps perdu dans l’écriture. Mais bon, même si je lutine mon clavier du matin au soir (quand ce n’est pas du soir au matin), question finances, ça craint un peu. Alors, je m’adresse au CNL pour « solliciter de sa haute bienveillance » une p’tite subvention qui mettra du beurre dans les épinards.

  Chaque année, trois bourses sont attribuées à des écrivains : la bourse d’encouragement, pour les débutants, la bourse de création, pour les auteurs confirmés, et l’année sabatique. C’est la seconde qui m’intéresse : j’ai déjà publié quelques livres, l’écriture est ma seule source de revenus, et j’ai un enfant à charge. Le profil idéal, quoi.

 Le dossier que j’envoie aux instances ad hoc contient toutes ces informations, documents à l’appui, et s’accompagne d’une lettre qui tirerait des larmes à un CRS. Pour une raison que j’ignore, ma candidature est écartée, mais on m’invite à réitérer ma demande à la session suivante, ce que je fais sans coup férir.

Re-refus. Alors, je prends le mors aux dents et je demande des explications. Elles me sont fournies par un courrier officiel précisant, en trois lignes, que les subventions sont accordées aux auteurs en raison des qualités littéraires de leur œuvre  et ces cinq derniers mots sont soulignés en rouge. Vlan ! prends ça dans les dents !

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28 janvier 2012 6 28 /01 /janvier /2012 12:25

Je ne sais pas si on le trouve déjà en librairie, mais moi, je l'ai reçu. Le mieux, pour se le procurer, est sans doute de le commander directement sur le site de Rivière Blanche (www.riviereblanche.com) ou chez M. Philippe Laguerre, 36 rue de Foulon, 09100 PAMIERS

memoiresaveugle01

Pour lire la première nouvelle du recueil, c'est ici : http://www.riviereblanche.com/memoiresaveuglenouvelle.pdf

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28 janvier 2012 6 28 /01 /janvier /2012 07:23

Valeur sûre

   Du classique ? Allez, de l’ultra-classique, il ne faut jamais bouder son plaisir. Mais je vous préviens, ce gag, vous l’avez vu cent fois (à défaut, peut-être, de l’avoir vécu).

         En 1983, je tombe folle amoureuse d’un très beau jeune homme, de douze ans mon cadet. Il se nomme Sylvain, est blond comme un ange et régisseur au théâtre de Dix Heures, à Pigalle. Ô miracle, cet être d’exception semble apprécier ma compagnie. Comme j’anime chaque semaine (et lui aussi, mais pas dans les mêmes tranches horaires) une émission sur radio Libertaire, il se pointe toujours au studio quand j’y suis. On repart ensemble, on va boire des coups. on discute, j’ai le cœur qui bat — d’autant qu’avec Alex, après dix-sept ans de bons et loyaux services, rien ne va plus. 

         Evidemment, je m’emballe, mettez-vous à ma place ! Je ne pense plus qu’à ça (et, sans entrer dans les détails, je vous laisse imaginer tout ce que recouvre ce « ça »). Néanmoins, notre relation ne franchit pas les limites de la bonne camaraderie. Tout est dans le non-dit...

         Et puis un jour, Sylvain me déclare tout à trac :

         — J’ai besoin d’un conseil avisé.

         — Ah ? réponds-je, intéressée.

         — Que ferais-tu si une nana, à qui tu envoies des signes depuis des mois, feignait de les ignorer ?

         — Des signes de quoi ? me fais-je préciser, au bord de la syncope.

         Il lève les yeux au ciel.

         — Tu m’as très bien compris. Elle me plaît, quoi !

         Alors moi, en extase :

         — Tu la prends dans tes bras, tiens ! Qu’est-ce que tu attends ?

         Et lui, hochant la tête avec circonspection.

         — Tu as raison, en principe... Mais telle que je la connais, Pascale serait bien capable de me retourner une gifle.

         Quand je vous disais que c’était un grand classique !

  Ce qui l’est peut-être moins, c’est que ça fait vingt-huit ans qu’on vit ensemble, Sylvain et moi. 

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27 janvier 2012 5 27 /01 /janvier /2012 05:22

Gorge profonde

   Beyrouth, 1966. Le grand cinéaste Youssef  Chahine cherche des figurants pour un film dont j’ai oublié le titre, avec en vedette la chanteuse Sabbagh.  Notre petite bande de potes est embauchée pour jouer le public d’une boîte de nuit. Le Maître ayant besoin d’une barmaid, son dévolu tombe sur moi — ce qui m’arrange, car c’est mieux payé. On m’envoie chez l’habilleuse qui me dégote une atroce robe de satin vert pomme ornée de zigouigouis dorés, et m’indique une loge où je peux aller me changer.

         La robe est à ma taille, sauf au niveau du buste. Le décolleté bâille lamentablement, car je n’ai à l’époque, pas un poil de nichons (si j’ose dire). Style Jane Birkin, voyez ?

         Qu’à cela ne tienne : dans un coin est rangée une panière remplie de bas nylon. J’en fais deux grosses boules que je tasse dans le bustier. Ah ! J’ai tout de suite plus fière allure !  En bombant le torse pour que mes prothèses restent bien en place, je regagne le plateau, sous l’œil intéressé de mes copains qui ne m’ont jamais vue qu’en jean.

         — Tu es magnifique, là-dedans ! s’exclame Alex — ­qui, depuis quelques temps, me  dragouille vaguement.

         Toute fiérotte, je me perche sur un haut tabouret de bar, où je reste bien cambrée, histoire de mettre en valeur ma silhouette glamour. Puis, tandis que les régisseurs règlent l’éclairage, Youssef Chahine passe parmi les figurants. Il fait déplacer l’un, rectifie la position d’un autre, puis, s’arrêtant à ma hauteur, montre ma poitrine et demande :

         — Qu’est-ce que c’est que ça ?

         « Ça », c’est un bout de bas qui dépasse du bustier...

         Machinalement, il tire dessus et la boule se débobine d’un coup. Je crie « Eeeeeh ! » en tentant de rattraper mon sein qui fiche le camp, mais trop tard : le petit tas de nylon gît par terre, au vu et au su de tous.

         Youssef Chahine, confus.

         Mes copains, morts de rire.

         Et moi, aussi rouge que ma robe est verte.


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26 janvier 2012 4 26 /01 /janvier /2012 06:12

Orgueil et préjugés

   Avril 1965. Je pars pour le Liban avec mon bébé de vingt jour.

         — Fais attention à toi, me recommande ma mère en m’emmenant  à l’aéroport. Tu vas dans un pays où les femmes sont voilées et les hommes en manque. N’adresse pas la parole à des inconnus, et n’oublie jamais que les Arabes ont le sang chaud. À la moindre attitude provocante, ils n’hésiteront pas à te sauter dessus !

         Nantie de ces sages conseils, je débarque chez mon frère aîné, installé à Beyrouth depuis plusieurs années. Il me fait visiter la ville, puis me lâche dans la nature. Ainsi me retrouvai-je, un matin, mon bébé sur les bras, à musarder dans le souk de la place des Canons.

         Un homme me croise et m’adresse la parole, dans une langue que je ne comprends pas. Forte des recommandations de ma mère, je détourne la tête en pinçant les lèvres. Un deuxième homme en fait autant, puis un troisième.

         «  S’ils n’ont aucun respect pour la femme, qu’ils en aient au moins pour la mère, ces obsédés ! », pensai-je, en brandissant ostensiblement mon fils devant moi.

         Malgré ce bouclier censé protéger ma vertu, le harcèlement continue. À la sept ou huitième fois, la moutarde me monte au nez et j’aboie :

         — Chou ?

         C’est le seul mot d’arabe que je connaisse ; il signifie « quoi ? » en mode agressif.

         Sans se démonter, l’homme désigne son sexe puis pointe le doigt vers moi. Voilà qui a le mérite d’être clair ! Je commence à paniquer : je me vois déjà en butte à un viol collectif... C’est alors qu’un monsieur élégamment vêtu me dit d’un air aimable, dans un français parfait : 

         — Excusez-moi, madame, votre braguette est ouverte.

         Je manque d’avaler ma langue, vérifie, et constate qu’en effet, non seulement la fermeture-éclair est baissée, mais un pan de mon chemisier flotte par l’ouverture. Les passants, auxquel j’avais prêté de si mauvaises intentions, n’avaient fait que m’avertir de cette négligence...

         J’ai été si gênée que je n’ai même pas remercié. Je suis partie ventre à terre cacher ma honte chez moi, en maudissant ma mère et ses foutus préjugés.

 

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25 janvier 2012 3 25 /01 /janvier /2012 07:23

11 septembre

   Le 11 septembre 2001, à 14 h 46, j’étais sur le fauteuil du dentiste, la bouche grande ouverte, une pompe à salive sous la langue. En face de moi, il y avait une télé allumée, destinée à distraire les patients, mais sans le son pour ne pas troubler le praticien. Praticien qui, à ce moment précis, fabriquait ses petits amalgames dans la pièce à côté.

         Je regarde distraitement les infos muettes quand soudain, sous mes yeux incrédules, un avion s’encastre dans l’une des tours jumelles du World Trade Center. Le temps de réaliser que ce n’est pas un montage, et je fais : « heinnnnnn, heinnnnnnn », dans l’espoir d’attirer l’attention  du dentiste.

         — Un peu de patience, me crie-t-il. J’ai presque fini

         J’insiste, forcément. Un événement  pareil, ça se partage, merde ! Mais il faut croire que mes onomatopées, mêlés au chuintement répugnant de la pompe, ne sont pas assez explicites car il me répond, plus sèchement cette fois :

         — Ne vous énervez pas, voyons ! Je ne peux pas aller plus vite !

         Sur l’écran, la scène, se répète en boucle. On doit en être à la troisième reprise quand il réapparaît. Mais comme il a le nez dans son ramequin de pâte rose, il ne remarque rien. Il est en train de m’en tartiner la dent au moment du second impact. Alors, je lui file un grand coup de pied, tout en indiquant la télé du menton.

         Il se retourne enfin, pousse un « oh ! » étouffé, saute sur sa zapette et hausse le son. Pendant dix bonnes minutes, nous restons scotchés, à écouter les commentaires de la BBC, puis il se décide enfin à me retirer ma pompe. Et tandis que je me rince la bouche, il a cette phrase qui me laisse sans voix :

         — Quel terrifiant spectacle ! Et en direct ! Dire que j’ai failli louper ça à cause de vous...

         Je n’en suis pas encore revenue. 

 

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