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10 mai 2014 6 10 /05 /mai /2014 23:32

 

                                           

                                            MADAME IRÈNE

 

            Et puis, il y a madame Irène, la patronne du troquet d'en face : Aux bons amis.

Un soir, en rentrant de promenade, Grégoire se plante devant la pub qui garnit la devanture, en réclamant :

Ze veux une glace.

On ne dit pas "je veux", répond Rose.

Ze voudrais une glace, maman siouplé.

L'affiche est alléchante à souhait : une fillette en gros plan, léchant une crème glacée au milieu d'un halo de petites étoiles brillantes. Une féerie sur la langue, annonce le slogan. Bien qu'il ne sache pas lire, Grégoire a capté le message cinq sur cinq.

— D'accord, dit Rose.

 Derrière le comptoir trône une vieille femme — enfin, pas vieille-vieille, mais pas jeune non plus. La soixantaine qui se maintient, voyez ? Cheveux teints, maquillage tape-à-l'œil, tenue sexy. Le style de femme dont Suzanne Vermeer dirait, la lippe dégoûtée : « Quel mauvais genre elle a ! »

Bonsoir, qu'est-ce que je vous sers ?

Des glaces pour les petits.

La femme se tourne vers le fond de la salle.

— Tu vas me chercher deux glaces, Béchir ?

Le nom chante à l'oreille de Rose.

Un petit homme assis dans l'ombre se lève et, en traînant les pieds, chhh, chhh, se dirige vers la glacière pour y pêcher deux cornets sous plastique qu'il, chhh, chhh, tend à la cliente. 

Choukran, sourit celle-ci, saisie d'un irrépressible élan de sympathie.  

         Il ne réagit pas. La patronne, si.

— Pardon ?

— Je lui ai dit merci en arabe, traduit Rose. Mais je ne crois pas qu'il a compris.

De l'arabe d'où ?

Du Liban.

Alors, c'est normal : il est Algérien.

Dix minutes plus tard, devant un café "offert par la maison", elle lui raconte l'Algérie.

 

Rose ressort de là des images plein la tête. Une séquence de l'Histoire dont elle ignorait tout — la guerre d'indépendance, le F.L.N., les Fellagas, les pieds-noirs, l'O.A.S., les Harkis, Ben Bella, le général Massu, les Accords d'Evian … — vient de lui être assénée, en vrac et dans le désordre. Et pas par n'importe qui, non : par l'épouse d'une victime.

— À l'électricité, ils me l'ont torturé, mon Béchir, ces sauvages, écumait madame Irène. Il ne s'en est jamais remis.

Du menton, elle désignait la silhouette tassée dans l'ombre.

— Il était si fougueux, avant, vous l'auriez vu ! Si insolent, si viril.  Le roi de la médina ! Toutes les filles me l'enviaient…

Bref, quand les ressortissants français ont été rapatriés, elle a ramené son homme dans ses bagages et repris ce bistrot qui, depuis, leur permet de vivoter tous deux.

— Je suis bien contente que nous soyons voisines, a-t-elle conclu, tandis que Rose se levait pour partir. Entre femmes d'Arabes, n'est-ce pas !

 

* Choukran :  Merci

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10 mai 2014 6 10 /05 /mai /2014 15:02


 

La publicité est une véritable plaie. Or, cette plaie, Over-blog, l'hébergeur de mon blog depuis de nombreuses années, s'est mis en tête de me l'imposer, ainsi qu'à mes  lecteurs. J'ai donc pris mes cliques et mes claques et suis allée me réfugier chez Eklablog (http://gudule.eklablog.com/), qui respecte l'intégrité de ses utilisateurs. Désormais, chaque jour, nous nous retrouverons à cette nouvelle adresse pour un "Moment de Solitude", ou pour une info sur mes nouvelles publications. Bienvenue, donc, chez Eklablog !

 

 

L'adresse de votre article "Le bel été est là !" :

 

http://gudule.eklablog.com/le-bel-ete-est-la-a109180096

 

 

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9 mai 2014 5 09 /05 /mai /2014 23:59

 

                                   LES PORTES DE L’ENFER

 

 

Un quartier, quel qu'il soit, mérite qu'on l'explore. Une semaine après son installation, Rose a déjà repéré tous les commerces, inscrit son fils aîné à l'école maternelle pour la rentrée prochaine, et comptabilisé les "agréments" de la ville, à savoir : outre le parc et la bibliothèque, une piscine, une salle de sport, un cinéma, un théâtre, une grande surface et le métro à dix minutes de marche.

Finalement, en dépit de sa laideur, Aubervilliers a de la ressource, et il ne tient qu'à elle d'en profiter.

Elle a tout le temps pour : son mari bosse comme un malade ; elle ne le voit quasiment plus. La tournée commence le premier juillet — c’est-à-dire dans une dizaine de jours, et l’orchestre est sur les starting-blocks.

— On se produira chaque soirs dans une ville différente, lui annonce Amir, radieux : Charleville-mézières, Béthune, Douai, Melun… Depuis le temps que j'attendais ça !

— Quel dommage que je ne puisse pas vous accompagner, regrette Rose. Ça m'aurait bien plu d'être ta groupie.

Elle mime l'hystérie des fans de groupes de rock :  

— Amiiiiiiiiiiiiir !

—Quand je serai riche et célèbre, je te payerai une bonne pour garder les enfants, pendant nos déplacements, promet Amir. Comme ça, tu pourras venir avec nous.

En attendant, Rose se prépare à un mois de solitude, dans les miasmes grisâtres d'Aubervilliers, que même le soleil d'été ne parvient pas à embellir.

Une chance, dans son malheur : tante Ida lui a fait cadeau de la Rémington de feu son mari — qu'elle a d'ailleurs, vu le poids et le volume de l'engin, eu toutes les peines du mondes à ramener en train. Écrire lui permettra de s'évader. Lire également, et la bibliothèque est bien achalandée. Entre ces deux occupations majeures, le ménage et les enfants l'absorberont assez pour que le temps passe (relativement) vite.

Du moins l'espère-t-elle.

Elle se concocte donc un planning en béton et, dès le deux juillet — après s'être accordé une journée, rien qu'une, de vague à l'âme —, s'emploie activement à le respecter. Le matin : courses, préparation des repas, ménage. L'après-midi : bibliothèque, parc, lecture sur un banc pendant que les enfants jouent, goûter sur place, retour à la maison, bain, souper, dodo. Et enfin, écriture jusqu'à pas d'heure.

Dans ces conditions, Les portes de l'enfer — c'est le titre du bouquin — avance gentiment. Et Rose, jour après jour, nuit après nuit, y puise un regain d'énergie.

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8 mai 2014 4 08 /05 /mai /2014 22:50

 

 

                                103 RUE DE LA GOUTTE D’OR

 

— Nous voilà chez nous, dit Amir. Ce n'est pas Byzance, mais je n'ai rien de mieux à te proposer.

Ce n'est pas Byzance, en effet. Le Petit bal d'Aubervilliers de tante Ida laissait supposer un endroit charmant, genre guinguette au bord de la Marne. Or, il n'en est rien. Question banlieue sordide, Aubervilliers bat tous les records.

— Il y a quand même un parc, heureusement, constate Rose d'une voix blanche.

Et une bibliothèque, ajoute Amir. Je me suis renseigné.

Au carrefour, la voiture de Gaby, empruntée pour l'occasion, oblique vers la gauche.

— Et voici la rue de la Goutte d'or.

Une goutte d'or qui fait déborder le vase : la consternation de Rose se mue en désarroi. À perte de vue, ce ne sont qu'entrepôts déserts, garages désaffectés, bicoques branlantes promises à la démolition, terrains vagues clos par des palissades couvertes de graffitis…

Amir stoppe devant une immense HLM dont l'orange criard fait doublement ressortir la grisaille ambiante.

On… on va habiter là-dedans ? s'étrangle Rose.

Non rassure-toi : notre immeuble, c'est celui d'à côté, le 103.

Un cube de quatre étages, dont la façade accuse un ravalement récent.

L'appartement est au rez-de-chaussée, précise Amir.  

Il se gare, et sort victorieusement la clé de sa poche, tatatatam, avant de précéder sa p'tite famille dans le bâtiment.

— La dernière porte, au bout du couloir.

Cette porte, ouverte, révèle une surface propre — sol en lino, murs blancs, cuisine aménagée —, relativement vaste et sentant bon la peinture neuve.

— Finalement, c'est moins pire que je ne le redoutais, dit Rose en faisant mine d'entrer.

— Popopop ! l'arrête Amir. Il faut respecter le rituel, ma belle.

Joignant le geste à la parole, il pose ses bagages, la soulève à bras le corps et l'emporte solennellement à l'intérieur. Comme une jeune mariée, eh oui ! Les deux loupiots les escortent en riant.

Ainsi, les Tadros père, mère et enfants prennent-ils possession de leur nouveau home.

L'attribution des chambres se fait dans la foulée.

Amir, parant au plus pressé, a acheté la veille une table, quatre chaises et trois matelas qu'il a disposés vaille que vaille. Ils se contenteront, durant les premiers mois, de cet ameublement sommaire — qui aura l'avantage de laisser un maximum de place aux gosses. Quant à Rose, histoire de s'approprier son lieu de vie, elle s'attaquera dès le lendemain à sa décoration : confection de rideaux, dessins et photos punaisés aux murs, un tissu chamarré sur ce qui tient lieu de lit, un autre sur la table… Et des fleurs partout.

 

 

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8 mai 2014 4 08 /05 /mai /2014 07:14

 

 

       ADIEUX

 

— Alors, il est comment, cet appartement ? s'enquiert la tante Ida sitôt que Rose raccroche.

Un trois pièces, rue de la Goutte d'or, à Aubervilliers.

Ah ? Pas à Paris ?

— Juste à côté : dès qu'on franchit le périphérique, les loyers sont moitié moins chers pour le double de surface.

— Petit bal d'Aubervilliers… On chantait ça, dans ma jeunesse. Tu t'installes quand ?

—Le plus vite possible. Le bail démarre le 15, donc, logiquement, le 16, je serai dans mes murs. J'ai tellement attendu ce moment.

         Elle attrape Olivier qui rampait à ses pieds, le fait sauter dans ses bras.

On a une maison à nous, mon lapin !

Avec un zardin ? demande Grégoire.

Faut rien exagérer. Les jardins, tu sais, à Paris…

Ze veux un zardin, insiste Grégoire.

Comme chez Dida ?

Hochement de tête vigoureux.

Tu n'as qu'à rester ici, avec moi, dit la tante.

Grégoire fronce les sourcils en se demandant si c'est du lard ou du cochon, puis interroge sa mère du regard.

— Mais c'est qu'elle me kidnapperait mon fils, cette "brigande" ! s'esclaffe Rose.

— Que veux-tu, le mien est si loin…

 

 

*

 

        

         Et vient l'heure des adieux.

         — C'est Étienne qui te conduit au train ? interroge tante Ida.

Non, j'ai appelé un taxi.

  Ça va te coûter les yeux de la tête.

— Tant pis. Je préfère garder mes distances, tu comprends. Tu lui diras au revoir de ma part ?

Rose ne le reverra jamais : ses études terminées, Etienne partira pour le Liban en guerre avec "Médecins sans frontières", et y sera tué. À tort ou à raison, elle s'en sentira toujours responsable.

        

 

 

 

 

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6 mai 2014 2 06 /05 /mai /2014 23:58

 

 

                                            ENFIN !

 

Après-midi sinistre, en dépit du beau temps et des efforts d'Ida pour détendre d'atmosphère. Comme par un fait exprès, Grégoire et Olivier accumulent les bêtises. Rose tempête, se fâche, les gamins récidivent, si bien que vers huit heures :

— Tu peux les coucher ? demande-t-elle à sa tante. Moi, si ça continue, je vais péter les plombs. Il vaut mieux que j'aille me promener.

Et où ? Je vous le donne en mille.

Rue Gaillard-cheval, eh oui.

Vers chez les Lambermont.

Là où elle allait quand elle était petite et avait besoin de réconfort.

Etienne, qui prend le frais à sa fenêtre, l'aperçoit.

Ça va ? interroge-t-il.

Rose fait "non" de la tête.

Attends-moi, j'arrive.

Dans la seconde qui suit, il est là.

Qu'as-tu, m'feye *?

Pour toute réponse, elle hausse les épaules. Il y a toute la détresse du monde, dans ce geste-là.

Comme autrefois, il lui ouvre les bras. Elle s'y blottit. Cherche de la joue le creux de son épaule.

— Ton mari est parti et tu déprimes, c'est ça ?  

— Oui.

Mais moi, je suis là !

Les mêmes mots que jadis, les mêmes. À peine moins innocents.

À peine moins innocentes, aussi, les lèvres qu'elle sent s'égarer dans ses cheveux.

Rose…

Elle lève la tête. La bouche d'Étienne n'est qu'à deux doigts de la sienne. Moins, même. Beaucoup moins. Et se rapproche encore.

L'effleurement lui fait l'effet d'une décharge électrique. Elle bondit en arrière.

Eeeeh !

Toute douceur l'a quittée comme par enchantement.

Tu…, commence Etienne, livide.

D'un geste, elle lui coupe la parole.

— Ça s'appelle abuser de la situation, ça, mon p'tit bonhomme ! Et ce n'est pas joli-joli !

Puis, le plantant là, elle rentre en courant chez sa tante.

 

 

Elle n'en sort pas pendant deux jours.

Jusqu'au coup de fil d'Amir, en fait.

Qui lui annonce : « Ça y est, j'ai trouvé un appartement ! »

Commentaire amusé d'Ida :

—Il paraît que la foi soulève des montagnes… Les foies aussi, dirait-on !  

 

 

* M'fye : petit nom tendre signifiant littéralemment "ma fille"

 

 

 

 

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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 23:16

 

CE N’EST QU’UN AU REVOIR

 

Le séjour d'Amir se déroule comme un songe. Jusqu'à son départ, il n'est plus question de "l'ami d'enfance", ni de reproches, ni de rien qui fâche. Juste de projets et de promesses. Et de câlins, de câlins, de câlins…

Le lundi matin, afin de ménager sa susceptibilité, Rose raccompagne son mari à la gare en trolleybus. Mais au moment de partir :

— Tu ne me quitteras jamais, habibté ? lui glisse-t-il dans le creux de l'oreille. 

Nous y voilà !

— Si je devais te perdre, ma vie n'aurait plus aucun sens, ajoute-t-il, en plongeant ses yeux noirs dans les siens.

Crétin, murmure-t-elle tendrement.

Ils s'embrassent une dernière fois. Un baiser-morsure, dans lequel Amir met toute son inquiétude, plus une petite menace que Rose perçoit clairement. « Si tu me trompes, gare à toi ! » disent ses dents. Le langage des signes, ça s'appelle.

— T'es vraiment le roi des cons, feule-t-elle, en s'essuyant la bouche.

Sans répondre, il saute sur le marchepied.

— Tu ferais mieux de t'attaquer aux vrais problèmes au lieu d'en inventer des faux, lui crie-t-elle.

Comme quoi ?

— Le fait qu'au bout d'un mois et demi, tu n'as pas encore dégoté de logement, tiens !

L'instant d'après, le train démarre. Et Rose reste sur le quai, bras ballants, avec sa lèvre qui brûle et une enclume dans la poitrine.

« Pfff, la jalousie, quelle plaie ! » rumine-t-elle, en reprenant le trolley en sens inverse.

À l'horizon défilent les terrils. Lorsqu'elle était enfant, ces cônes noirâtres, posés dans la campagne « comme des verrues sur le menton d'une vieille »(selon l'expression favorite de Marcel Vermeer), faisaient naître en elle une joie tumultueuse, car ils annonçaient le terme du voyage. Elle savait qu'une vingtaine de minutes plus tard, une fois la Meuse franchie, la voiture aborderait la côte menant "au Thier" où l'attendaient les prés, les bois, Etienne… La liberté !

Mais une cuisante angoisse venait tempérer ce bonheur, car il fallait d'abord qu'elle traverse une épreuve.

Et pas n'importe laquelle : la séparation d'avec sa mère.

Le déchirement était toujours terrible. Elle avait beau se répéter que ce n'était pas pour longtemps, qu'Ida remplacerait avantageusement Suzanne, et que dès le lendemain, elle n'y penserait plus, la douleur était là et bien là. En voyant disparaître la voiture de ses parents, Rose se sentait comme… amputée.

Elle est toujours la même. En vérité, nul ne grandit, malgré les apparences. On est soi, une bonne fois pour toute. Derrière le masque de l'âge, chacun reste à jamais le petit garçon ou la petite fille qui a peur du noir, croit au père Noël et pleure en regardant partir sa mère.

Amir… pense Rose, désemparée. Amir, mon amour…

Tout au plus transpose-t-on, parfois.

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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 00:15

 

 

MATIN DE PRINTEMPS

 

         Au chant du coq, selon son habitude, Rose ouvre les yeux. Puis elle se tourne vers l'oreiller voisin, et sourit à l'homme endormi à ses côtés.

         Cette nuit, ils se sont aimés sous les multiples yeux des images pieuses, et en y repensant, elle éprouve une légère gêne. Non, pas vraiment une gêne, mais un sentiment d'incongruité. De décalage. Comme si, sans transition, elle était passée de son sommeil d'enfant à ses étreintes d'adulte ; qu'une fée, d'un coup de baguette magique, ait concrétisé ses rêves de fillette en plaçant dans son lit ce prince oriental.

Passé et présent se superposent, en fait. Et cette chambre naïve est leur point de jonction…

« Décidément, mon bouquin me travaille, ironise-t-elle, en sautant joyeusement sur ses pieds. Je suis obsédée par les paradoxes temporels. »

Le soleil est au rendez-vous. En dépit de l'heure matinale, il fait déjà chaud. Les roses thé, qui couvrent la façade côté grand-route, embaument. Petit-déjeuner dans un parfum pareil, quel privilège— surtout pour Amir, débarqué la veille d'une ville sinistrée !

« Ça va le changer de l'odeur des bombes lacrymogènes », pense Rose, en respirant à pleins poumons. 

Vite, elle rassemble les fauteuils d'osier disséminés dans le jardin, y adjoint la table roulante sur laquelle elle dispose pain, beurre et confiture, prépare le café. Puis, comme le reste de la maisonnée dort toujours, elle s'installe.

Tout en buvant à petites lampées, elle laisse son regard errer sur le paysage, d'un vert intense en cette fin de printemps. La pelouse, si scrupuleusement entretenue par l'oncle Paul, puis par son fils Guillaume, et qui, aujourd'hui, retourne à l'état sauvage… Les parterres foisonnants — un peu trop : quelques coups de sécateur ne leur feraient pas de mal… À droite, la "petite forêt", minuscule carré de nature brute où, avec Etienne, ils jouaient naguère à Robin des bois…

« J'avais une de ces touches, en lady Marianne, dans la vieille robe du soir de tante Ida ! Et lui, sous son béret garni d'une plume de poule, l'arc en bandoulière... Il les réussissait bien, ses arcs, n'empêche. Ils visaient juste ! Je n'oublierai jamais la fois où il avait pris mon ours Jopi pour cible : j'ai failli l'étrangler de colère. »

Tiens ? Quand on parle du loup…

Etineeeenne ! Houhou !

Le jeune homme, qui ouvrait la portière de sa voiture, lève la tête.

— Oh, Rose ! Déjà levée ?

Oui…où tu vas ?

Sur la batte*

Je t'offre un café avant ?

Ce n'est pas de refus.

Lorsqu'Amir descend, une demi-heure plus tard, il les trouve en train de rire devant leurs tartines beurrées. Et fait la gueule.

 

                           * La batte : le marché aux puces de Liège

 

 

 

                                                     *

 

         Les enfants, en revanche, rayonnent, et accaparent éhontément leur père. Grégoire l'entraîne dans le jardin (lui aussi a élu "la petite forêt" comme territoire de jeu), afin qu'il l'aide à grimper dans les arbres, Olivier hurle en se cramponnant à lui sitôt qu'il fait mine de le poser à terre. Du coup, Rose et sa tante se retrouvent en aparté.

         Cette dernière en profite pour chanter les louanges de son nouveau neveu.

— Non seulement il est joli garçon — ce qui ne gâte rien — mais aimable, en plus ! Et intelligent ! Le peu que nous avons discuté ensemble, sa vivacité d'esprit m'a frappée.

Elle en rajoute, c'est évident. « Est-ce par simple gentillesse, s'interroge Rose en son for intérieur, ou par condescendance ? Pour compenser un racisme latent ? On dirait que ça l'étonne qu'Amir soit "intelligent". À quoi s'attendait-elle ? À ce qu'il s'exprime par onomatopées ? »

— Il y a des intellectuels, au Liban, tu sais, ne peut-elle s'empêcher de lancer.

Sa tante lui décoche un regard perçant : 

— Je voulais juste te convaincre que tu possèdes un trésor, ma chérie. Et que ce trésor, rien ne doit le mettre en péril… Tu saisis à quoi — ou plutôt à qui — je fais allusion ?

Ça, pour saisir, Rose saisit parfaitement.

Que vas-tu t'imaginer ? se rebiffe-t-elle.

Moi, rien, mais lui…

Du menton, elle désigne le jeune homme aux prises avec ses fils.

— Ça te va bien, tiens, de me donner des leçons de morale, ricane Rose. Je te signale que c'est toi qui m'as expédiée chez les Lambermont, le jour de mon arrivée. 

Et l'autre, désarmante :

Oui, mais… je ne connaissais pas encore ton mari.

 

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3 mai 2014 6 03 /05 /mai /2014 23:31

 

 

 

VISITE D’AMIR (SUITE)

 

         Lorsqu'Amir descend du train, ils l'attendent sur le quai. Ce qui le met mal à l'aise, mais il n'en laisse rien paraître. 

— Je ne pensais pas que tu serais là, se contente-t-il de remarquer, en repoussant Rose pendue à son cou.

— C'est Etienne qui m'a amenée, explique-t-elle, un peu décontenancée par sa froideur. On voulait te faire la surprise…

Les deux hommes se mesurent du regard, puis se saluent fort civilement. Et durant tout le trajet du retour, s'observent du coin de l'œil, l'un se demandant quel lien unit sa femme à ce karaköz*, et l'autre pourquoi Rose a été convoler avec ce pôurichinèle* au lieu de l'épouser, lui.

 

 

                                    * Karakôz : bouffon, en arabe                                               *Pôurichinèle : bouffon, en wallon

 

 

                                            *

 

Rose, qui c'est ce type ?

Mon ami d'enfance, je t'en ai parlé mille fois.

Il ne me plaît pas beaucoup.

— Oh, toi, tu es jaloux !

N'importe quoi ! Je donne juste mon opinion.

Qu'est-ce que tu lui reproches ?

Rien de particulier, il ne me plaît pas, c'est tout.

Et moi, je te plais ?

Pour toute réponse, Amir l'enlace.

Oui, je te plais, constate-t-elle entre deux baisers.

 

 

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2 mai 2014 5 02 /05 /mai /2014 23:53

 

 

PETIT RESTO EN TÊTE À TÊTE

 

Trois jours plus tard, à dix-huit heures tapantes, Rose, laissant ses fils aux bon soins de "Dida", embarque donc dans la 4L pour une petite virée "en ville".

Ce face-à-face lui en rappelle un autre, qu'en dépit des années elle n'a pas oublié. Que de fois la soirée à Ostende *, dans les flonflons du 21 juillet, lui est revenue en mémoire ! Surtout depuis son arrivée à Liège… Elle se revoit, dansant avec Étienne sous le chapiteau d'un bal sordide. Comme il la serrait fort ! Comme il était ému ! C'eût été si facile, à ce moment-là, de lui faire endosser la paternité de Grégoire. Il aurait suffi que Rose lui abandonne sa bouche et se laisse glisser… À quoi ressemblerait sa vie, si elle avait cédé à cette tentation ? «À celle d'une femme de chasseur », s'était-elle dit alors — ce qui avait justifié sa fuite. « Ou d'une femme de médecin ? » pense-t-elle aujourd'hui.

Elle l'observe à la dérobée. Durant les cinq années qui viennent de s'écouler, son visage, resté si longtemps immature, a perdu son aspect poupin. Ses joues se sont creusées, quelques rides apparaissent déjà au coin de ses yeux — la peau des blonds se flétrit plus vite que celle des bruns. Son accent traînant a fait place à un parler plus énergique, plus réfléchi ; il a perdu ses airs de petit paysan mal dégrossi.

« Me plairait-il, si je le rencontrais maintenant, se demande Rose. En supposant que je ne sois pas mariée, évidemment ! »

Force lui est de s'avouer que oui.

« Ceci dit, si je l'avais épousé, je n'aurais jamais connu ni Amir, ni le Liban. Et Olivier n'existerait pas… En revanche, Grégoire aurait une chouette grand-mère, et on vivrait dans un endroit génial. À proximité de tante Ida, qui plus est ! »

Les suppositions de cette sorte l'ont toujours fascinée. Elle pousse parfois le raisonnement jusqu'au vertige. Jusqu'à entrevoir, tel un gigantesque écheveau de laine, l'enchevêtrement des milliers de chemins qu'engendrent chacun de nos choix, et dont un seul —et pas toujours le meilleur — trace notre destinée.

« Faudra que je mette tout ça dans mon bouquin », se dit-elle, comme la voiture se gare place Saint-Lambert.

L'ambiance de la taverne est douillette, le menu délicieux. Le patron truculent et direct.

— Avéf bin magni, avou vosse crapaude, m'fi ? demande-t-il à Etienne, en lui apportant l'addition.  

Oufti, c' n'est nin m'crapaude, cislàl ! Djil vodreu bin, allé !

Awè, dji comprin çoula : c'est'inne mamée pitite bocelle, énon.

Merci, rit Rose.

Tu comprends le wallon ? sursaute Etienne.

 — Bien sûr . C'est toi qui me l'a appris, quand nous étions petits.

Et tu t'en souviens ?

J'ai une mémoire d'éléphante.

Elle rit encore.

Heureusement que tu n'as pas dit du mal de moi !

Ni surtout trop de bien…

 

Sous-titres :

— As-tu bien mangé avec ta fiancée, mon garçon ?

—  Ce n'est pas ma fiancée, celle-là ! Je le voudrais  bien, allez !

— Ah oui, je comprends ça : c'est une mignonne petite jeune fille, hein !

 

 

 

 

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